Airbus avertit que le programme SCAF « n’aura aucune chance de réussir » sans issue politique
Le Système de Combat Aérien du Futur (SCAF), symbole annoncé de la souveraineté technologique européenne, s’enfonce dans l’impasse. En avril, Éric Trappier, le PDG de Dassault Aviation, avait déjà tiré la sonnette d’alarme devant les députés français, dénonçant une gouvernance paralysée et une coopération à bout de souffle. Deux mois plus tard, c’est au tour d’Airbus de faire entendre son inquiétude.
Michael Schoellhorn, PDG d’Airbus Defence and Space, a affirmé sans détour que le programme « n’aura aucune chance de réussir » sans accord politique et industriel d’ici la fin de l’année. Jean-Brice Dumont, le patron du segment Air Power, a, lui aussi, reconnu de « réelles difficultés dans l’exécution » de la phase actuelle. L’un comme l’autre demandent une reprise en main. En clair : l’heure n’est plus aux ajustements, mais aux décisions.
Une phase critique en panne de méthode
La phase 1B, en cours, devait permettre d’avancer vers une architecture stabilisée du futur système de combat. Cependant, les frictions entre les deux industriels majeurs persistent. Jean-Brice Dumont a reconnu que les équipes rencontraient « des difficultés dans l’exécution ». Il a expliqué lors d’un point presse que les partenaires adoptaient « des approches différentes » face aux problèmes techniques. En réponse, Airbus propose désormais de revoir les méthodes de travail, afin de tenir les objectifs fixés par les États.
Ce constat va au-delà de simples divergences de calendrier. Dumont insiste : « Nous devons accélérer. C’est un des principes fondamentaux du programme. » Il ajoute que la connectivité et l’interopérabilité restent aujourd’hui les principaux points de blocage. Or, ces éléments sont justement les piliers du concept du SCAF : faire fonctionner ensemble avions pilotés, drones et cloud de combat.
Dassault tire la sonnette d’alarme dès avril
Si Dassault est resté discret lors du Bourget, son PDG Éric Trappier avait pris la parole deux mois plus tôt. Lors de son audition à l’Assemblée nationale, le 9 avril, il avait mis en lumière les limites du partenariat actuel. Selon lui, Dassault ne détient qu’un tiers des responsabilités industrielles, tandis qu’Airbus Allemagne et Espagne cumulent les deux tiers restants. Pourtant, Dassault reste présenté comme « maître d’œuvre » du futur chasseur.
Trappier dénonce une gouvernance déséquilibrée. Il critique le recours au retour géographique, un mécanisme qui répartit les tâches selon la nationalité des industriels plutôt qu’en fonction de leur expertise. Il considère que cette logique étouffe la dynamique du programme. « Nous passons notre temps à négocier, tranche après tranche, au lieu de construire », a-t-il regretté.
L’exemple du nEUROn : un modèle oublié
Pour illustrer ce qui fonctionne, Trappier a cité l’exemple du drone de combat furtif nEUROn. Ce programme, piloté par la France avec le soutien de cinq pays européens, a livré un démonstrateur performant dans un budget restreint. La clé du succès ? Une répartition claire des rôles, fondée sur les compétences et non sur des quotas.
Selon lui, la Direction générale de l’armement (DGA) avait alors pris le leadership politique et confié à Dassault le rôle de maître d’œuvre, reconnu par tous. Le projet avait ainsi évité les pièges d’une gouvernance à plusieurs têtes. Trappier regrette que cette logique n’ait pas été reconduite dans le cadre du SCAF.
Un silence révélateur au Salon du Bourget
Contrairement aux éditions précédentes, aucun moment fort n’a été organisé autour du SCAF cette année au Bourget. La maquette du chasseur de nouvelle génération, qui dominait le stand de Dassault en 2023, a été reléguée à l’arrière-plan. Un nouveau système autonome a pris la place centrale. Ce choix scénographique traduit un certain recul du programme dans les priorités affichées.
Pourtant, Airbus continue d’affirmer son engagement. Jean-Brice Dumont a même exclu tout rapprochement avec le programme concurrent GCAP, mené par le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon. Il a précisé que l’enjeu n’était pas de revenir vers BAE Systems, mais de faire fonctionner la coopération actuelle. Il souligne toutefois que les partenaires doivent « passer d’un statut de concurrents à celui de partenaires mariés ». L’expression n’est pas anodine : elle révèle l’effort culturel encore nécessaire pour faire converger les visions.
La phase 2 du SCAF sous haute tension
Prévue pour 2026, la phase 2 du programme doit marquer une bascule. Elle permettra de lancer le développement des démonstrateurs, en particulier le chasseur NGF et ses drones accompagnateurs, appelés Remote Carriers. Cette étape inclura également des tests en vol et la démonstration des principes du NGWS (Next-Generation Weapon System), c’est-à-dire l’interconnexion de toutes les plateformes dans un réseau opérationnel cohérent.
Cependant, cette avancée ne sera possible qu’à deux conditions : un accord clair sur la gouvernance industrielle, et une validation technique partagée de l’architecture globale. À ce jour, aucune de ces deux conditions n’est remplie. Jean-Brice Dumont a d’ailleurs refusé de confirmer si la conception finale du chasseur avait été validée, alors que celle-ci était attendue au printemps.
Une décision politique incontournable
Le SCAF n’est pas un simple programme technologique. Il reflète la capacité – ou l’incapacité – de l’Europe à produire ensemble des systèmes de souveraineté. L’écart avec les États-Unis se creuse, le GCAP progresse à rythme soutenu, et les attentes opérationnelles des armées européennes restent inchangées.
Michael Schoellhorn l’a exprimé avec justesse dans les colonnes du Financial Times : « Si une entreprise affirme qu’elle a besoin de bien plus d’un tiers du travail pour être leader, alors nous allons rencontrer de sérieux problèmes. » En effet, ces problèmes sont déjà là. Ils ne relèvent plus de la technique, mais de la décision politique.
Pour que le SCAF survive, il faut sortir des faux-semblants et trancher. Soit les États rétablissent un pilotage clair et assumé. Soit chacun reprendra sa route. Mais le statu quo, lui, n’a aucune chance de réussir.