La France vient de franchir une étape clé dans sa stratégie de maîtrise de la très haute altitude (THA). À plus de 20 kilomètres d’altitude, des Rafale et des Mirage 2000 ont réalisé avec succès les premiers tirs de missiles MICA contre des ballons stratosphériques fournis par le CNES. Ces essais, menés dans une zone longtemps considérée comme inaccessible ou secondaire, marquent une avancée opérationnelle majeure pour les armées françaises.
Le ministre des Armées Sébastien Lecornu a salué cette étape sur le réseau social X, soulignant que ces « tirs d’essai repoussent les contraintes technologiques qui s’exercent sur l’avion, son pilote et son armement au-delà de 20 kilomètres d’altitude » et ajoutant : « première étape franchie sur le volet interception de la stratégie de nos armées pour la THA, qui devient un espace de conflictualité ».
Derrière cette démonstration technico-opérationnelle se dessine une prise de conscience plus large : la THA est en train de devenir un espace stratégique à part entière, entre ciel et espace, entre souveraineté nationale et incertitude juridique.
De l’incident chinois à la doctrine française
L’intérêt occidental pour la THA a brutalement ressurgi en février 2023, lorsqu’un ballon chinois survole l’Alaska, le Canada, puis une large portion du territoire américain sur près de 3 000 kilomètres, avant d’être abattu par un F-22 à 18 km d’altitude. Cet épisode – et le retard de réaction qu’il a suscité – révèle un angle mort dans la doctrine de défense aérienne : comment surveiller, qualifier et intercepter des objets opérant dans une zone située au-delà du contrôle classique, mais en deçà de l’espace orbital ?
Ce que l’on désigne aujourd’hui comme très haute altitude correspond à la tranche comprise entre 20 et 100 km d’altitude. En dessous, l’espace aérien est juridiquement souverain. Au-dessus, l’espace extra-atmosphérique est régi par le traité de 1967 et considéré comme un bien commun. Entre les deux, l’absence de limite verticale claire ouvre une zone grise.
« Mon objectif est de renforcer le statut de puissance militaire aérospatiale de l’AAE. Si je lie l’aérien et le spatial, c’est parce qu’ils sont séparés, de vingt à cent kilomètres d’altitude, par la très haute altitude (THA). Cette zone vierge, c’est le Far West », déclarait en octobre 2024 le général Jérôme Bellanger, chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace, devant les députés de la Commission de la Défense.
Ballons et missiles : une double menace
Deux grandes catégories d’objets évoluent dans la THA. D’un côté, les HAPS (High Altitude Pseudo Satellites) : ballons ou drones stratosphériques capables de rester en vol pendant plusieurs semaines avec des charges utiles de renseignement, d’écoute ou de télécommunication. Leur endurance, leur coût limité et leur faible signature radar en font des vecteurs particulièrement efficaces pour des missions de surveillance ou de saturation.
« Leur gros avantage, c’est qu’ils sont permanents en termes d’écoutes, d’observation ou de télécommunication », soulignait le général Alexis Rougier, nommé en fin 2024 à la tête du dossier THA, dans les colonnes de Paris Match. « En plus, ils peuvent rester plusieurs mois en l’air, ils gagnent en survivabilité. Le fait d’être très en altitude, au-dessus de la mêlée, leur confère un enjeu de supériorité opérationnelle ».
À l’autre extrémité du spectre, on trouve des vecteurs beaucoup plus rapides (missiles hypersoniques, planeurs manœuvrants) qui exploitent les couches peu denses de l’atmosphère pour allonger leur portée et contourner les défenses. « Pour les missiles, le fait de combiner rapidité et vélocité, ça rend ces objets très difficiles à intercepter », insiste Rougier.
Le général Bellanger, lui, est direct : « Dans cette zone, il faut absolument investir. D’une part, elle est duale. […] D’autre part, la nature ayant horreur du vide, si nous n’y allons pas, d’autres iront à notre place. Il est hors de question de laisser des ballons chinois se positionner au-dessus de nos têtes et nous observer. Nous devrons donc développer des moyens de neutralisation capables d’atteindre la THA. »
Interception réussie : démonstration de souveraineté
Dans ce contexte, les tirs réussis de Rafale et de Mirage 2000 apparaissent comme une première réponse concrète aux enjeux de la THA. Le succès de ces tirs confirme que la France dispose d’une capacité d’interception active dans cette zone. Cette manœuvre s’inscrit dans une stratégie doctrinale construite par l’armée de l’Air et de l’Espace dès 2022, structurée autour de trois axes : détecter, intercepter, agir. Il s’agit de faire de la THA un prolongement maîtrisé de l’espace aérien, et non un angle mort de la souveraineté.
Au-delà des performances techniques, la THA soulève des enjeux de souveraineté encore mal cadrés. « Il y a une forme de flou juridique entre l’air et l’espace », reconnaît le général Rougier. « D’un côté, la convention de Chicago dit que l’air est souverain, mais elle ne précise pas où il s’arrête. Et à l’inverse, le traité de l’espace de 1967 dit que l’espace n’est pas souverain, mais il ne dit pas non plus où il commence ».
Ce flou crée un espace d’ambiguïté juridique et stratégique, que certains pourraient exploiter. « Imaginez un ballon au-dessus de nos têtes, sans avoir potentiellement la capacité de pouvoir l’intercepter, c’est un vrai sujet de communication stratégique », avertit Rougier. « En réalité, il n’y a pas de souveraineté si les capacités ne sont pas au rendez-vous ».
Vers une doctrine opérationnelle complète
Les opérations dans la THA devraient suivre une trajectoire progressive : d’abord des missions de soutien (renseignement, communications), ensuite des mesures de défense (brouillage, interception), enfin des actions de déni et de maîtrise de l’espace aérien intermédiaire.
En parallèle, la France s’implique dans des groupes de travail européens pour encadrer cet espace juridiquement et techniquement. Comme l’a rappelé le général Bellanger, laisser ce « Far West » sans doctrine reviendrait à ouvrir la porte à des concurrents plus agressifs.
Avec le succès des tirs de Rafale et de Mirage 2000 au-delà de 20 kilomètres d’altitude, la France affiche clairement sa capacité à opérer dans la très haute altitude. Il ne s’agit pas seulement de savoir-faire technologique, mais de posture stratégique. Dans un contexte de concurrence accrue, la THA devient un espace de projection, de souveraineté et de dissuasion.
Le message est limpide : la France est prête à agir, à surveiller et à défendre cet espace, au carrefour de l’aérien et du spatial. L’ère du « presque espace » vient de commencer et elle ne sera pas neutre.
Photo © Chasse embarquée