Le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des Armées, n’a pas mâché ses mots devant les députés de la commission de la Défense ce 25 juin 2025. « Pour l’Europe et la France, il y a une première problématique à prendre en compte, qui est la menace durable que représente la Russie », a-t-il réaffirmé. Selon lui, c’est bien en Ukraine que se joue la sécurité du continent européen, la définition même de notre architecture stratégique pour les décennies à venir. L’enjeu est existentiel, non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour l’Europe elle-même.
Une victoire russe signifierait un échec occidental – et, de plus en plus, un échec spécifiquement européen. « La sécurité du continent européen serait profondément fragilisée », a averti le général. Dans son évaluation, la Russie subit actuellement une défaite stratégique, malgré quelques gains territoriaux apparents : « L’attaque de la Russie, c’est en fait une forme de désastre militaire. »
La saignée russe face à la résilience ukrainienne
Ce désastre est d’abord humain. Le général rappelle que les pertes russes se comptent en centaines de milliers de morts et de blessés – des ordres de grandeur « qui dépassent ce que nous sommes habitués à concevoir ». D’après les deniers chiffres communiqués par l’état-major ukrainien, corroborés par plusieurs sources indépendantes, la Russie aurait perdu plus d’un million d’hommes depuis le début de l’invasion, dont environ 250 000 morts.
La Russie a sacrifié ces vies pour un gain territorial dérisoire : à peine 20 % du territoire ukrainien contrôlés, et moins d’un pourcent conquis entre janvier 2024 et juin 2025, malgré 640 000 pertes en dix-huit mois. À Koupiansk, l’armée russe progressait de seulement 50 mètres par jour pendant l’hiver dernier. En parallèle, les pertes ukrainiennes, bien qu’importantes (environ 400 000 hommes, dont 60 à 100 000 morts), demeurent inférieures et témoignent de la capacité de résistance de Kiev.
De la Baltique à la mer Noire : la géographie se retourne contre Moscou
Le général Burkhard souligne aussi les revers géostratégiques subis par Moscou. L’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN – ce que la Russie considérait comme une ligne rouge absolue – a transformé la Baltique en « lac de l’OTAN », interdisant toute liberté d’action maritime à la Russie. Or, cette région représente entre 50 et 60 % de ses approvisionnements économiques. Quant au port de Mourmansk, sur l’Atlantique, il reste isolé et essentiellement militaire.
La guerre en Ukraine a également neutralisé la mer Noire, longtemps perçue comme un espace de projection stratégique pour Moscou. En somme, selon le chef d’état-major des Armées, « en termes de géographie militaire, la Russie est dans une situation très défavorable. »
À ces échecs militaires s’ajoute un isolement stratégique grandissant. La Russie ne peut plus soutenir ses alliés traditionnels comme la Syrie ou l’Iran, malgré les promesses affichées. Elle glisse lentement vers une forme de vassalisation vis-à-vis de la Chine. « Cela la met en difficulté pour soutenir certains de ses partenaires stratégiques », commente le général. Cette dépendance stratégique est un signe de déclin, mais elle ne doit pas conduire à sous-estimer Moscou : « La Russie a toujours des ressorts, des capacités de rebond, et quelques tours à jouer. »

Sous les cendres, la poudrière sociale russe
Le point le plus inquiétant reste toutefois l’après-guerre. Le général Burkhard insiste : la Russie, après la démobilisation, devra affronter « de très graves problèmes internes ». Cette guerre aura démontré la faible valeur accordée à la vie humaine dans le système russe. Aujourd’hui, un soldat est payé jusqu’à 4 000 euros pour aller au front, quand un médecin ne touche que 1 000 euros. Un tel déséquilibre social est porteur de tensions profondes, préfigurant des troubles majeurs dans une société épuisée.
Et pourtant, malgré sa défaite stratégique, la Russie pourrait encore s’imposer politiquement si l’Occident, et en particulier l’Europe, ne parvient pas à maintenir l’effort de soutien à l’Ukraine. « Je crains que la Russie ne tienne cinq minutes de plus que nous », prévient le général, soulignant le risque d’une victoire apparente, qui viendrait consacrer la résilience autoritaire face à la lassitude démocratique.
Ce constat fait écho à une analyse plus large : celle d’une guerre déclenchée par Vladimir Poutine non pas pour répondre à une menace de l’OTAN, mais pour rétablir une zone d’influence sur ses voisins – Ukraine, Biélorussie, Géorgie – au nom d’une lecture historique et géopolitique de la souveraineté. Cette guerre est bien une guerre de choix. Elle vise moins des frontières que la soumission politique. L’objectif premier, dès février 2022, était de renverser Volodymyr Zelensky et d’imposer un régime fantoche à Kiev. Le Donbass n’était qu’un prétexte.
Quand l’Histoire devient une arme politique
Cette logique, inspirée d’un droit impérial à l’influence, alimente aussi l’hostilité russe à l’ordre international libéral. Pour Moscou comme pour Pékin, la guerre en Ukraine est une pièce dans la bataille globale contre l’hégémonie occidentale. Le Kremlin présente ainsi cette guerre comme un épisode historique de la lutte des puissances révisionnistes contre un Occident présenté comme décadent. L’idée de « grandeur humiliée » ou d’« histoire confisquée » est instrumentalisée pour justifier l’autoritarisme et la guerre.
C’est en ce sens que la Russie de Poutine, comme la Chine de Xi Jinping, cherche à restaurer une conception hiérarchique du monde, fondée sur des sphères d’influence et la négation de la souveraineté des États jugés trop faibles ou trop proches. L’Ukraine est donc un test. Si l’Occident cède, c’est cette vision du monde qui triomphera.
Donald Trump avait affirmé qu’il réglerait la guerre en vingt-quatre heures. Une « affaire foncière », disait-il, qu’il aurait su trancher comme un différend cadastral new-yorkais. Mais cette approche ignore les racines politiques, historiques, idéologiques du conflit. Elle oublie que l’Ukraine est un État souverain, agressé par une puissance nucléaire qui entend remodeler l’ordre international à son profit.
C’est pourquoi la conclusion du général Burkhard mérite d’être entendue avec gravité : « Il faut casser la linéarité actuelle de la guerre. » Une défaite stratégique russe ne doit pas se muer en victoire politique. Le prix serait immense : pour l’Ukraine, pour l’Europe, et pour l’idée même de liberté dans le monde du XXIᵉ siècle.
Photo © Nicola Marfisi – East News