Le nouveau rapport parlementaire sur la masse et la haute technologie des députés Thomas Gassilloud et Damien Girard expose la nécessaire articulation entre deux dynamiques souvent perçues comme antagonistes : la création d’une force de masse capable de soutenir un conflit prolongé et l’intégration de systèmes high tech garantissant la supériorité opérationnelle. Publié dans un contexte de contraintes budgétaires et industrielles croissantes, ce document, que nous avons pu consulter, propose d’adosser le volet innovant du programme Scorpion et la modernisation des Leclerc à une chaîne capacitaire déclinée sur plusieurs niveaux de complexité, pour assurer à la fois puissance de feu, connectivité et résilience.
Un équilibre entre volume capacitaire et excellence technologique
La loi de programmation militaire (LPM) structure la modernisation de l’armée de Terre autour du programme Scorpion – dont le SICS (Système d’information du combat de Scorpion) assure une transmission en temps réel des données et un haut taux de rafraîchissement – et de la rénovation des chars Leclerc, dont 160 seront modernisés avant 2030 et l’ensemble d’ici 2035 avant le basculement vers le futur programme Titan et le potentiel char du futur (MGCS ou autre). Si ces plateformes de pointe restent le socle de la supériorité technologique, leur coût unitaire et leur cycle d’industrialisation limitent leur déploiement en grand nombre. Le rapport souligne donc l’importance de penser simultanément la « masse » : pouvoir générer rapidement un volume significatif d’engins et de ressources pour répondre aux ruptures et absorber l’usure des combats de haute intensité.
Dans cette optique, les députés recommandent de diversifier les catégories de systèmes en associant les équipements sophistiqués à des matériels moins onéreux et plus simples, issus soit du stock existant – par la réhabilitation de générations antérieures – soit du secteur civil, via des achats sur étagère. L’objectif est de composer un « high-low mix » où chaque couche capacitaire joue un rôle spécifique : les Jaguar et VBCI pour la manœuvre de pointe, les Griffon et Serval pour le soutien et la logistique, et enfin une flotte d’engins « attritionables » conçus pour être produits en volume, réparables sur le terrain et aisément remplaçables.
Le low tech, clé de la soutenabilité opérationnelle
Au cœur de cette réflexion, le concept de low tech n’est pas un palliatif, mais une démarche de « juste technologie » : chaque système doit répondre précisément à un besoin, avec un niveau de complexité adapté, sans superflu. Cette approche se fonde sur cinq principes : l’utilité – ne développer que ce qui est strictement nécessaire ; la durabilité – garantir une maintenance simplifiée et une longue durée de vie ; l’ergonomie – faciliter l’apprentissage et l’emploi en condition de stress ; la sobriété énergétique – limiter la consommation de ressources limitées ; et la reproductibilité industrielle – assurer une production souveraine et rapide en temps de crise.
En pratique, cela se traduit par l’intégration de drones commerciaux à faible empreinte énergétique pour la reconnaissance, de véhicules tout-terrain rustiques pour le transport et la logistique, ou de générateurs mécaniques simplifiés pour garantir un mode dégradé lorsque les approvisionnements sont menacés. De même, la densification d’armements téléopérés, ainsi que l’ajout de brouilleurs et de capteurs légers sur Griffon et Serval, montrent comment on peut concilier agilité, protection et coût maîtrisé.
Vers une résilience logistique et énergétique
La soutenabilité de cette chaîne capacitaire repose enfin sur une logistique intelligente et une gestion fine de l’énergie. Relié au SICS, un suivi prédictif des besoins en pièces détachées et en munitions permettrait de rationaliser les stocks et d’anticiper les ruptures. Parallèlement, alléger les moteurs électriques embarqués et recourir à des communications à basse consommation renforcent la capacité à maintenir un niveau opérationnel minimal, même en cas de coupure prolongée des lignes d’approvisionnement.
Ce modèle favorise également l’intégration de la réserve : des groupements tactiques légers, composés d’équipes actives et de réservistes formés à une maintenance basique, pourraient être mobilisés rapidement. Leur faible coût d’équipement et leur simplicité de déploiement offrent une épaisseur capacitaire précieuse pour la défense opérationnelle du territoire ou pour soutenir plusieurs théâtres simultanés.
En associant ainsi massification et innovation technologique, le rapport parlementaire des députés Gassilloud et Girard sur la masse et la haute technologie trace une feuille de route pragmatique pour une armée de Terre capable de durer, de s’adapter et de conserver son avance, sans sacrifier ni l’efficacité ni la réactivité.
Conseil lecture : Sobriété énergétique et forces armées : les low-tech sont-ils une solution ? (Annabelle Livet – Fondation pour la Recherche Stratégique – Avril 2025)