Varsovie n’a pas seulement choisi un nouveau sous-marin. Elle a redessiné une partie de la carte industrielle et stratégique européenne. En retenant l’A26 Blekinge de Saab pour son programme Orka, la Pologne a fermé la porte au Scorpène de Naval Group, mais aussi aux offres allemande, italienne, espagnole et sud-coréenne. Au-delà du simple perdant-gagnant, cette décision dit quelque chose de la nouvelle hiérarchie des industriels, des rapports de force dans l’OTAN et de la manière dont la Baltique est en train de devenir un laboratoire de guerre navale moderne.
Le choix suédois s’explique d’abord par la géographie et par l’urgence. La Pologne n’a plus qu’un seul sous-marin en ligne, l’ORP Orzel (aigle en polonais), héritage soviétique en fin de vie. Elle doit à la fois combler un vide capacitaire et se préparer à un environnement maritime saturé de capteurs, de menaces hybrides et de risques sur les infrastructures sous-marines. Saab arrive avec un produit et une histoire très lisibles : un A26 conçu dès l’origine pour les eaux peu profondes, la salinité particulière et l’acoustique complexe de la Baltique, adossé à une expérience suédoise ininterrompue dans l’opération et la construction de sous-marins. En creux, le message adressé à Varsovie est clair : la Pologne n’achète pas un design sur plan, mais un outil pensé pour « sa » mer et ses propres scénarios de crise.
Orka ne peut plus attendre
Deuxième point clé : le tempo. Le gouvernement polonais sort de dix ans de reports sur Orka. Il ne peut plus se permettre un nouveau programme qui glisse vers la prochaine décennie. L’offre suédoise inclut un « solution provisoire » (gap filler), un sous-marin mis à disposition dès 2027 pour former les équipages de la Marine polonaise (Marynarka Wojenna), alors que le premier A26 polonais est annoncé pour 2030. Les marins peuvent commencer à se projeter, l’amirauté peut raconter à l’opinion qu’il n’y aura pas de trou noir sous-marin. Naval Group, lui, arrivait avec un carnet de commandes déjà très chargé, des chantiers saturés à Cherbourg et une image encore marquée par l’épisode australien AUKUS. Même si l’industriel français affirmait pouvoir tenir un calendrier, l’arbitrage politique a clairement penché vers l’acteur perçu comme moins exposé au risque de dérive.
La troisième couche est industrielle. Varsovie ne veut plus être un simple client, mais un coproducteur régional. La Suède a compris le message et a construit son offre en conséquence : transfert de compétences, montée en puissance des chantiers polonais sur la maintenance lourde, promesse d’achats croisés avec la commande d’un navire de sauvetage construit en Pologne. Le paquet Orka est présenté comme un investissement réciproque, pas comme un simple contrat d’exportation. Naval Group n’était pas absent sur ce terrain, loin de là : l’accord signé avec PGZ (Polska Grupa Zbrojeniowa) ouvrait la voie à une implication très significative de l’industrie locale dans la construction et le soutien.
Mais côté polonais, la proposition suédoise était adossée à un gouvernement voisin, nouvel allié de l’OTAN, prêt à inscrire ce partenariat dans une logique de « bloc baltique » plus large, avec tout ce que cela suppose d’exercices conjoints, de mutualisation de soutien et de messages stratégiques à Moscou.
Un deal de sous-marins… et de chantiers navals
Pour Naval Group, la défaite polonaise arrive au pire moment symbolique. En quelques mois, le français a vu lui échapper les sous-marins canadiens et les frégates norvégiennes. « Depuis l’affaire AUKUS, Naval Group accumule les revers symboliques sur les grands marchés alliés : la technologie est là, mais la traction politique n’y est plus », nous confie une source diplomatique française proche du dossier. Pour un groupe qui reste techniquement solide, avec des atouts reconnus en propulsion conventionnelle, en discrétion acoustique et en systèmes de combat, cette série noire construit néanmoins un récit redoutable : celui d’un champion national qui gagne peu dans les compétitions intra-OTAN les plus structurantes. Le Scorpène continue de se vendre, le carnet de commandes reste nourri, mais ce sont d’autres industriels européens (Saab, TKMS, BAE Systems) qui verrouillent les positions sur des marchés politiquement centraux pour Washington et pour l’Alliance.
Militairement, le choix de l’A26 participe à la transformation de la Baltique en zone de haute intensité potentielle. La Pologne acquiert un outil conçu pour la guerre des fonds marins, la pose de mines, la surveillance des câbles et pipelines, le déploiement discret de forces spéciales. Couplé aux futures frégates, aux capacités de frappe longue portée que Varsovie cherche par ailleurs à renforcer, et à l’entrée de la Suède dans l’OTAN, l’ensemble contribue à faire du nord de l’Europe un espace où la Russie doit désormais compter avec un rideau sous-marin plus dense, plus moderne et mieux intégré que par le passé. La dimension politique est assumée par les deux capitales : c’est un geste de verrouillage stratégique sur un « lac OTAN » où se croisent aujourd’hui infrastructures critiques, flux énergétiques et routes maritimes essentielles au soutien des forces alliées.
Un symptôme inquiétant pour le naval français
Reste la lecture française et européenne. Pour Paris, l’échec de Naval Group en Pologne n’est pas un accident isolé, mais un symptôme : celui d’une Europe de la défense où la compétition industrielle prime encore largement sur les logiques de consolidation, et où les grands États riverains (Pologne, pays nordiques, Royaume-Uni) construisent leurs architectures navales en dehors de l’écosystème français, malgré le succès réel de programmes comme Barracuda ou FDI (frégate de défense et d’intervention). Pour l’Union européenne, la question est plus large : si chaque grande marine se tourne vers son « champion de proximité », l’espace pour une véritable base industrielle intégrée se réduit, au moment même où les budgets explosent et où la pression américaine pour des capacités crédibles dans le nord et à l’est n’a jamais été aussi forte.
En creux, le programme Orka raconte donc deux histoires. Du point de vue polono-suédois, celle d’un rattrapage massif de capacités, d’un ancrage régional renforcé et d’une montée en gamme industrielle autour de la construction sous-marine. Du point de vue français, celle d’un oubli de plus sur un théâtre clé, qui oblige à reposer la question de la stratégie export, des alliances industrielles et de la manière de peser dans les choix navals d’une Europe qui se réarme vite, mais pas forcément avec les solutions tricolores.
Image © Saab