Paru le 6 novembre 2025 chez Albin Michel, Les espions du président d’Antoine Izambard et Pierre Gastineau propose une plongée rare dans les coulisses du renseignement sous Emmanuel Macron. Le livre s’ouvre sur la nuit du 23 au 24 février 2022 : la direction du renseignement militaire (DRM) alerte, les satellites confirment, Washington a intercepté l’ordre de bataille russe. L’invasion de l’Ukraine ne surprend donc pas tout le monde, mais elle prend de court un pouvoir persuadé de pouvoir « retenir » Moscou. D’emblée, le ton est donné : récit documenté, portraits précis, et une question centrale : que peut (et ne peut pas) un président « qui aime les espions » dans un monde d’incertitudes, de rivalités industrielles et de guerres de l’information ?
Plus de moyens, des services plus réactifs
Les auteurs montrent un chef de l’État qui lit, suit, arbitre. Le bulletin quotidien de renseignement (BQR) est ritualisé, le conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN) cadré au cordeau, budgets et effectifs sont en hausse sensible (entre 2017 et 2023, le budget cumulé des services a progressé de 2,4 à 3,1 milliards d’euros). Cette ambition produit des effets : les services sont « boostés », ceux du « second cercle » (DNRT, DRPP, SDAO, SNRP) remontent mieux les informations, des task-forces interservices émergent (contre les filières migratoires balkaniques avec « Polias », par exemple). Le livre raconte aussi la diplomatie de l’ombre : « Monsieur Paul » Soler, envoyé spécial officieux, passe de Kiev à Moscou, puis Riyad, multipliant les contacts dans une séquence qui, malgré sa constance, ne renverse pas la logique de guerre.
Le parcours est inédit, de toute la Ve République : [Paul Soler] un capitaine du 13° régiment de dragons parachutistes (13° RDP), une unité des forces spéciales, expert en missions de renseignement derrière les lignes ennemies, se retrouve ainsi au cœur de la machine élyséenne. – Les espions du président
Cette hyper-implication a pourtant un revers. L’épisode des sanctions contre les élites russes, rabotées par allers-retours administratifs et arbitrages sectoriels, illustre une tension récurrente : la volonté politique d’aller vite se heurte aux réalités juridiques, européennes et économiques. Le livre ne caricature pas : il détaille les obstacles procéduraux (impossibilité d’appuyer des mesures européennes sur des sources classifiées), l’usage d’OSINT pour solidifier des dossiers, et, à l’arrivée, la mécanique qui s’enraye. On ressort avec l’idée qu’en matière de coercition, la décision ne suffit pas ; il faut des systèmes prêts, des preuves opposables, une chaîne d’exécution entraînée.
Attaques cyber, infiltrations, enlèvements : la montée en puissance de l’Iran
Le volet africain est l’un des plus sévères du livre. Antoine Izambard et Pierre Gastineau décrivent un fossé entre optimisme diplomatique, bilans militaires tactiques et alertes des « africanistes » de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Coup d’État après coup d’État, l’appareil français perd l’initiative, quand Moscou avance ses pions via Wagner. Paradoxalement, c’est justement la division Afrique de la DGSE qui monte une cellule OSINT robuste sur les mercenaires d’Evgueni Prigojine et, nouveauté culturelle, diffuse ses trouvailles pour contrer les narratifs adverses. Ce basculement assumé vers la guerre informationnelle est l’un des apports les plus concrets du livre : il montre un service qui apprend vite quand il est mis au pied du mur.
Malgré la guerre globale contre le terrorisme dans laquelle elle était lancée et dans laquelle la Russie était une alliée, la CIA n’avait jamais relâché l’effort, presque par réflexe, sur ce qui avait présidé à sa naissance au début de la guerre froide: recruter des taupes russes. – Les espions du président
Autre séquence marquante : l’échec AUKUS. La surprise stratégique australienne emporte un mégacontrat et impose un aggiornamento sur le renseignement économique. Les auteurs suivent la montée en puissance d’une filière « grands contrats » au sein de la DGSE et décrivent un accompagnement plus systématique des compétitions sensibles (défense, énergie). Ici encore, le portrait est nuancé : gains réels, mais garde-fous de la CNCTR (commission nationale de contrôle des techniques de renseignement), limites européennes, et une dépendance persistante aux coopérations alliées.
Le chapitre sur les mouvances radicales (écologie offensive, ultras) montre une administration qui politise parfois trop la menace : les services renseignent correctement, les mots dépassent le droit, et l’on confond communication publique et catégories opérationnelles. Sur l’Iran, le livre révèle des opérations cyber, des tentatives d’infiltration avant les JO, des cas d’enlèvement et la montée de l’Iran dans les priorités du plan national d’orientation du renseignement (PNOR). Côté Chine, les auteurs livrent une étude de cas glaçante : antenne clandestine près d’un téléport satellite en Occitanie, task-force interservices, soupçon de captation de données spatiales. Bref, une compétition technologique qui s’invite au cœur du territoire, loin des clichés.
Nicolas Lerner : un « opérationnel » à la manœuvre
Ces pages valent moins pour la « révélation » que pour la mécanique décrite : quand ça fonctionne, c’est parce que des cellules mixtes se créent vite, que l’OSINT, l’imagerie, l’interception et le judiciaire se parlent, et que l’on accepte de « perdre du temps » à rendre les preuves juridiquement solides. Elles rappellent aussi l’ampleur de l’effort américain auquel nous nous comparons en permanence : sur l’imagerie, les données de masse, la profondeur RH, l’écart structurel est abyssal. D’où une conclusion implicite : l’autonomie suppose de choisir ses points forts et d’accepter ses dépendances, pas de les nier.
Pour un spécialiste de la guerre informationnelle : « Parfois, certains décideurs ou généraux ont tendance à penser que la lutte informatique d’influence, c’est comme la guerre dans le monde réel, ils veulent des résultats tout de suite, des missiles informationnels qui frappent immédiatement la cible adverse. Or créer un environnement cognitif favorable dans un pays cible demande du temps, il faut construire une architecture médiatique, se doter de solides relais locaux, comprendre l’environnement. » – Les espions du président
Le livre réussit ses portraits. Bernard Émié, diplomate flamboyant, cumulera coups d’éclat et angles morts ; Nicolas Lerner, énarque « opérationnel », incarne une DGSI puis une DGSE plus musclées sur le contre-espionnage et les relations industrielles ; la DRM, traumatisée par février 2022 et la guerre en Ukraine, se réorganise par zones et revendique son périmètre : suivre les forces, pas lire dans la tête de Vladimir Poutine. En filigrane, une thèse traverse l’ouvrage : les structures comptent, mais le style de direction aussi. Un président qui s’implique fort, qui aime décider et « tenir la boutique », peut accélérer… à condition d’accepter la contradiction, de stabiliser les priorités et de laisser le temps aux chaînes techniques de produire.
Pour vaincre : des services forts, dotés, protégés… et écoutés
Les espions du président n’est ni hagiographie ni brûlot. C’est un livre utile, parce qu’il descend au niveau des tuyaux : budgets, notes, circuits de validation, blocages juridiques, culture des services. Il montre un quinquennat qui a incontestablement hissé le renseignement dans l’agenda national, élargi les moyens, modernisé la coordination et assumé un tournant informationnel. Il montre aussi les limites d’un volontarisme sans doctrine d’emploi bien assise : sanctions improvisées puis amputées, Afrique mal lue, dépendances technologiques durables.
On referme l’enquête avec trois idées simples. D’abord, l’anticipation coûte moins cher que l’improvisation : sans procédures solides d’OSINT (par exemple), de déclassification maîtrisée et d’appui judiciaire, la « vitesse politique » s’épuise. Ensuite, l’autonomie se construit par focalisation : il faut choisir des créneaux de supériorité (géospatial, guerre cognitive, RH en pays tiers) et y mettre vraiment des moyens, au lieu de mimer les géants. Enfin, la sincérité du retour d’expérience est décisive : assumer ce qui a échoué (AUKUS, Sahel), capitaliser sur ce qui a marché (cellules interservices, dévoilement ciblé contre Wagner), et accepter la contradiction au sommet.
Le renseignement français dépend toujours grandement des coopérations et des matériels venus de Washington. En matière de données antiterroristes, la DGSI reste sous perfusion américaine. Pour les arcs de crise, les armées comptent aussi beaucoup sur Washington. – Les espions du président
Antoine Izambard et Pierre Gastineau signent un livre de terrain, clair et lisible, qui parle autant aux praticiens qu’aux décideurs. À l’heure où la France redécouvre la « guerre longue » (informationnelle, industrielle, technologique), ce récit rappelle une évidence qu’on préfère souvent contourner : on gagne rarement sans services forts, dotés, protégés… et écoutés quand ils dérangent.