Comprendre où en est réellement le programme F-35 britannique demande de regarder derrière la vitrine. Le déploiement en zone Indo-Pacifique de l’opération Highmast a montré une image impressionnante : jusqu’à 24 F-35B sur le HMS Prince of Wales, une première dans l’histoire récente de la puissance aéronavale britannique. Pour autant, un rapport du Public Accounts Committee (PAC) publié le 31 octobre démonte les faux-semblants : disponibilité fragile, lacunes capacitaires, sous-effectifs chroniques et gouvernance financière perfectible. En clair, l’avion est au niveau ; en revanche, le système autour ne l’est pas encore.
D’abord, le cœur du problème est opérationnel. Le F-35B du Royaume-Uni ne dispose pas aujourd’hui d’une munition de frappe à distance de sécurité. Le missile SPEAR 3 (MBDA UK), censé combler cette faille, glisse vers le début des années 2030, pris dans l’étau des mises à jour logicielles TR-3/Block 4 et de retards industriels. Sans cette capacité, l’avion furtif perd une partie de son avantage dans un scénario de déni d’accès. De plus, l’intégration du Meteor (MBDA) s’allonge, ce qui réduit l’éventail de missions dans un environnement très contesté.
Capital humain : la vraie contrainte de la flotte F-35
Ensuite, la disponibilité suit la même logique de contraintes. Les 24 appareils embarqués ont été réunis en « surge » grâce à un soutien temporaire de l’écosystème F-35 et à un allègement côté formation. Toutefois, le PAC avertit que le taux d’appareils prêts au vol reculera une fois le groupe aéronaval rentré, le temps d’absorber des périodes de maintenance lourde. Dès lors, à effectifs constants, le modèle n’est pas soutenable.
Surtout, les ressources humaines (RH) pèsent lourd dans l’équation. Le ministère a reconnu avoir mal calibré le besoin d’ingénieurs par avion. Conséquence, pénuries d’ingénieurs cellule et systèmes, spécialistes cyber, techniciens mission data, pilotes et instructeurs. En 2025, seuls 5 des 16 postes d’instructeurs de vol sont pourvus. Certes, un plan de recrutement pour 168 postes est financé ; néanmoins, recruter, former et qualifier ces profils prendra des années. In fine, moins de compétences, c’est moins de sorties, une formation ralentie et une pression accrue sur les équipages.
Par ailleurs, le quotidien à Royal Air Force (RAF) Marham ne facilite pas la rétention. Hébergements dégradés, services insuffisants : les témoignages sur la base nuisent au moral. Or, la modernisation complète est programmée jusqu’en 2034, un horizon jugé trop lointain par les députés. Dans ces conditions, pour une force de « cinquième génération », l’environnement de travail devient un facteur de performance autant qu’un sujet RH.

De 19 à 71 milliards de livres sterling : la réalité budgétaire rattrape le programme
Autre angle mort, la souveraineté technique. Le centre national d’évaluation de la signature (ASAF), indispensable pour vérifier et garantir la furtivité, a été repoussé à 2032 pour réaliser des économies à court terme. Cependant, l’addition finale s’annonce plus élevée à cause de l’inflation, et la dépendance à des capacités américaines perdure. Ainsi, pour un pays qui revendique la liberté d’action, ce décalage crée une vulnérabilité inutile.
Sur le plan financier, la gouvernance alimente, elle aussi, la critique. Longtemps, le programme a circulé avec une vision incomplète des coûts. L’estimation à 19 milliards de livres sterling pour la première tranche n’intégrait ni l’ambition de flotte élargie ni la durée de vie étendue. Rebasée sur 138 appareils jusqu’en 2069, la facture passe à 57 milliards de livres selon le ministère de la Défense britannique. De son côté, le National Audit Office la situe à 71 milliards de livres en incluant personnel, carburant et infrastructures. Au-delà de la complexité, des décisions reportées renchérissent mécaniquement la note, à l’image des infrastructures du 809 NAS décalées de six ans et alourdies d’environ 100 millions de livres.
En parallèle, la décision de juin 2025 d’ajouter 27 avions (15 F-35B et 12 F-35A) ouvre un chantier supplémentaire. Les F-35A, destinés à soutenir la mission nucléaire de l’OTAN et la formation longue distance, exigent des infrastructures dédiées, des certifications spécifiques et des schémas d’entraînement adaptés. À ce stade, le Parlement souligne l’absence de cadrage public précis sur les coûts et le calendrier de mise en œuvre.
Tenir dans la durée : la condition d’une puissance de 5e génération
Sur le plan industriel, le tableau est nettement plus lumineux. BAE Systems produit les fuselages arrière de tous les F-35, Rolls-Royce fournit le lift fan du F-35B : des milliers d’emplois et une place solide dans la chaîne mondiale de valeur. Néanmoins, la réussite industrielle ne compense pas, à elle seule, les limites d’emploi opérationnel. En pratique, un appareil de pointe ne délivre sa pleine valeur qu’adossé à un écosystème de soutien robuste et à des capacités d’armement cohérentes.
Que faire maintenant ? Le PAC trace une feuille de route pragmatique : d’une part, définir une pleine capacité opérationnelle (FOC) sur des critères objectivés et vérifiables ; d’autre part, accélérer les investissements à Marham. En outre, il s’agit de sécuriser une solution intérimaire crédible pour la frappe à distance avant l’arrivée de SPEAR 3, puis de rétablir un cap réaliste sur les coûts en intégrant l’ensemble des postes. Enfin, remettre en phase la montée en puissance des compétences avec l’ambition opérationnelle, et remettre à l’agenda l’outil souverain de vérification de la furtivité.
Au total, le F-35 demeure l’outil le plus avancé de l’arsenal britannique. Sa valeur n’est pas en cause. Reste que, le défi consiste à aligner, sans délai, les briques qui transforment une vitrine technologique en capacité durable : armes, disponibilités, compétences, infrastructures et assurance souveraine. À cette condition, Londres pourra tenir ses promesses : projeter, sur la durée, une puissance aérienne de cinquième génération crédible, soutenable et réellement dissuasive.
Photo © UK MOD