« Nos adversaires ont fait de gros investissements pour maîtriser le champ informationnel. »​ Interview de Gabriel Ferriol (Viginum)

Russiagate, MacronLeaks, charnier de Gossi ou encore Brexit, depuis quelques années, les campagnes de manipulation de l'opinion s'intensifient. Chine, Russie, Turquie, mouvance QAnon ou encore Daech et Wagner, les acteurs malveillants sont nombreux à vouloir altérer le bon fonctionnement de notre démocratie.

Comment lutter contre la désinformation venue de l'étranger ? Comment traquer, étudier et anticiper les modes opératoires et techniques de nos “adversaires” souhaitant porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ? Quelle complémentarité entre le régalien et le privé ? Découvrez quelques éléments de réponse avec Gabriel Ferriol, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (VIGINUM) rattaché au Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN).

État de la menace, méthodologie de détection, phénomène Dominion ou encore défis à venir, il fait le bilan à l'occasion de la publication du premier rapport de Viginum.


Un an après la mise en place de Viginum, quel est l'état de la menace alors que la France fait face à plusieurs crises (inflation, crise énergétique, guerre en Ukraine, post Covid-19) ?

Nous devons être très vigilants. Les manipulations de l'information sont une menace sérieuse qui épouse nos vulnérabilités. Pour les phénomènes qui nous occupent, de manipulation de l'information et plus particulièrement d'ingérences numériques étrangères, deux types de phénomènes se distinguent. Premièrement, nos adversaires capitalisent sur nos vulnérabilités pour les exploiter de façon structurée dans des campagnes susceptibles de durer. Deuxièmement, ils peuvent exploiter très rapidement d'éventuelles difficultés que la France traverserait à l'étranger ou sur le territoire national. L'idée derrière cela est de faire circuler un narratif malveillant - manifestement inexact ou trompeur - et d'en amplifier la visibilité en recourant à des techniques inauthentiques de manipulation de la visibilité sur les plateformes en ligne (bots, manœuvres coordonnées, achat d'espace, micro-ciblage, etc.).

Ce que nous cherchons à mettre en évidence de la part d'acteurs étrangers, c'est la circulation de narratifs manifestement inexacts ou trompeurs - avec une amplification par des techniques inauthentiques - qui touchent aux intérêts fondamentaux de la Nation. C'est notre raison d'être en tant que service de vigilance et de protection.

Dans votre premier rapport annuel, vous faites état de cinq phénomènes caractérisés comme des ingérences numériques étrangères, pouvez-vous nous en dire plus ?

Parmi ces phénomènes, il y a celui que nous avons nommé Dominion, qui est l'importation en France d'un narratif déjà observé dans la campagne présidentielle américaine de 2020 - notamment par la sphère pro-Trump - selon lequel les machines à voter canadiennes Dominion seraient utilisées pour faciliter la fraude électorale.

Ce phénomène a traversé l'Atlantique en deux phases. D'abord en janvier 2022, de manière assez discrète, et ensuite avec un embrasement au mois de mars. Le narratif malveillant soutenait que le Ministère de l'Intérieur et des Outre-mer s'apprêtait à contractualiser avec la société Dominion pour organiser le vote avec des machines à voter ou le comptage du vote. Suite à la propagation de cette rumeur, l'Intérieur a été amené à réagir en expliquant que nous n'utilisions pas de machines Dominion en France mais des machines néerlandaises et que le comptage des votes se faisait par un logiciel uniquement utilisé par le ministère. Lorsque nous avons suivi et analysé ce phénomène, nous avons observé des comptes majoritairement liés à l'extrême droite anglo-saxonne.

Comment travaillent vos équipes pour détecter rapidement ces phénomènes ?

Viginum n'opère pas une protection tous azimuts du débat public numérique. Son champ d'action est celui de la sécurité nationale et donc la protection des intérêts fondamentaux de la Nation. Nous maintenons une activité de veille permanente pour observer comment le débat public numérique se forme sur les thématiques qui touchent nos intérêts fondamentaux. Nos équipes travaillent en sources ouvertes par l'observation de contenus publiquement accessibles sur les différentes plateformes en ligne.

Concrètement, comme ça se passe ? Nous observons la façon dont les intérêts fondamentaux de la Nation sont abordés dans le débat public numérique. Notre objectif est de repérer des situations où nous avons l'impression que ce débat public numérique se forme dans des circonstances et sous des formes inauthentiques. Pour cela, nous observons les contenus qui circulent et étudions les comportements pour essayer d'identifier ceux qui sont anormaux, aberrants ou qui agissent de manière coordonnée.

Nous constatons un ralentissement des opérations large spectre.

Gabriel Ferriol, chef de Viginum

Quelle est votre méthodologie ?

Typiquement, un compte qui ne dort jamais, qui va produire dix tweets en trois minutes ou qui va réagir de façon mécanique à un autre compte, est le genre de manœuvres ou de comportements que nous allons essayer d'isoler. Lorsque nous arrivons à détecter ces situations inauthentiques, nous les décrivons rapidement (travaux de détection) puis, pour un certain nombre d'entre elles, nous allons rentrer dans une phase d'investigation beaucoup plus approfondie (travaux de caractérisation) . Durant ces travaux, nous allons confronter le phénomène détecté aux quatre critères de reconnaissance d’une ingérence numérique étrangère : le contenu porte-t-il atteinte à nos intérêts fondamentaux, est-il manifestement inexact ou trompeur, fait-il l'objet d'une amplification (diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée) et enfin, observons-nous l'implication d'un acteur étranger ?

Comment nos adversaires innovent-ils en matière de manipulation de l'information ?

De manière générale, la menace s'intensifie. Nos adversaires ont fait de gros investissements pour maîtriser le champ informationnel afin d'y projeter leur puissance, à travers la mise œuvre d'un certain nombre de techniques.

Nous observons deux approches différentes. Les puissances présentes dans ce champ informationnel depuis longtemps sont plutôt dans une logique de raffinement de leurs modes opératoires, afin de gagner en discrétion et en sécurité opérationnelle. De ce point de vue-là, nous constatons un ralentissement des opérations large spectre qui touchent une part très large de la population. Ces acteurs basculent vers des opérations de micro-ciblage pour être beaucoup plus discrets. Pour d'autres puissances, qui avaient moins investi, il y a un effet de rattrapage.

Quelles sont les faiblesses dont nos adversaires font leur force ?

Dans le champ informationnel, nos adversaires exploitent deux choses. Tout d'abord, ils inscrivent leurs actions dans une perspective historique. Typiquement en Afrique, cela concerne notre rôle pendant la colonisation. Ils vont exploiter un certain nombre d'évènements pour essayer de modifier la perception et l'image de la France, et ainsi miner l'acceptation ou l'image dont celle-ci peut bénéficier. Ensuite, ils vont exploiter opportunément des situations ou des difficultés que nous pourrions traverser. Ils vont essayer de mettre en cause la France sur des sujets qui ne la concernent pas, mais le démenti mettra plus de temps à arriver que l'accusation.

Selon le SGDSN, l'activité de la cyber de la Chine est plus importante ces derniers mois que celle de la Russie. Faites-vous le même constat du point de vue de la manipulation de l'information ?

La question de l'attribution est extrêmement complexe dans le champ informationnel, au moins autant que dans le cyber. La difficulté vient du fait que vous pouvez avoir des cascades de sous-traitance et l'acteur que nous détectons n'est pas forcément le commanditaire. 

La lutte contre la désinformation est une affaire collective.

Gabriel Ferriol, chef de Viginum

Comment collaborez-vous avec le ministère des Armées ?

Avec le Ministère des Armées nous travaillons sur plusieurs dossiers. Nous avons un travail sur le débat public numérique qui touche au conflit en Ukraine, pour voir comment il se noue et s'assurer qu'il n'est pas influencé par l'une ou l'autre des parties. Et de la même manière, sur le théâtre sahélien et en Afrique, nous travaillons sur le débat public numérique qui entoure la place, le rôle et la présence de la France en Afrique. Nous avons des échanges opérationnels, méthodologiques et capacitaires.

Comment évaluez-vous l'efficacité des initiatives de lutte contre la désinformation, comme le fact-checking ?

Nous voyons ça d'un bon œil. La lutte contre la désinformation est une affaire collective, ce n'est pas seulement le rôle de Viginum. Il y a un sujet presse, média, société civile, administration, plateformes, technologies : c'est une conjonction d'efforts. L'action des médias en fact-checking nous aide dans la caractérisation de contenus manifestement inexacts ou trompeurs. Ce sont des initiatives utiles.

Le métavers est-il un risque ?

En théorie oui, car un certain nombre de personnes prophétisent que cela sera la nouvelle mutation des réseaux sociaux. Dès lors que cela sera publiquement accessible, c'est quelque chose sur lequel nous devrons être vigilants. Les derniers chiffres montrent cependant que sa fréquentation reste limitée à ce jour. Je ne suis donc pas sûr que nos adversaires ciblent cette technologie à ce stade de son développement, alors qu'ils ont des plateformes beaucoup plus efficaces pour toucher et cibler les audiences qu'ils souhaitent influencer.

Quel rôle jouent les algorithmes utilisés sur les réseaux sociaux dans la création de bulles informationnelles ?

Les algorithmes ont clairement très mauvaise presse. Il y a un certain nombre de travaux qui montrent que des bulles informationnelles se forment à cause du biais de confirmation. Les utilisateurs ont tendance à passer davantage de temps sur les contenus avec lesquels ils sont d'accord. Ce n'est pas tout à fait nouveau. Cela se joue aussi sur les plateformes et pas uniquement dans les "médias d'opinion". Les algorithmes ont en plus une capacité à sélectionner des contenus qui vont favoriser la captation d'attention, il y a un effet darwiniste là-dedans. Mais peut-on dire pour autant que ce sont les algorithmes eux-mêmes qui conduisent à l'enfermement et aux bulles informationnelles ? La science n'est pas univoque sur cette question là. 

Quels sont les défis de Viginum pour 2023 ?

Nous allons continuer nos efforts de recrutement. En 2021, le service a triplé, et doublé l'année suivante. C'est une croissance rapide qui se poursuivra en 2023 jusqu'à parvenir à l'effectif de référence du service (65 agents).

La question du lien avec la sphère académique et scientifique sera un autre enjeu très important pour nous cette année. Sur ces questions de manipulation de l'information, de lutte contre la désinformation ou de résilience informationnelle, les administrations ne peuvent pas travailler seules. Il faut associer société civile et milieu académique. Nous devons construire des ponts pour étudier la nature et l'évolution des phénomènes observés, mais également nous concerter sur les bonnes métriques de suivi et de mesure.

Enfin, notre dernier enjeu en 2023 concerne l'accélération de nos échanges internationaux avec des États désireux d'avoir un retour d'expérience français en matière de lutte contre les ingérences numériques étrangères. 

Quel livre conseilleriez-vous à nos lecteurs souhaitant en apprendre davantage sur la manipulation de l'information ?

Il y en a plusieurs dont le fascinant Propaganda : Comment manipuler l'opinion en démocratie d'Edward Bernays. Il explique très bien l'idée selon laquelle la modification de la perception entraîne une évolution des comportements. Les exemples donnés dans ce livre sont tout à fait éclairants. Je conseille également la Psychologie des foules de Gustave Le Bon. Plus récemment, j’ai entamé le livre Propagande, la manipulation de masse dans le monde contemporain de David Colon, qui offre un panorama très riche et complet des enjeux dans le champ informationnel.

Par OpexNews