L’Inde ne veut plus seulement voler sur des avions modernes : elle veut tenir, chez elle, la clef de ce qui fait vraiment la puissance aérienne – le moteur. La décision de lancer avec la France un développement conjoint de turboréacteur pour le futur avion de combat indien AMCA (Advanced Medium Combat Aircraft) n’est pas un simple « deal techno ». C’est un mouvement de grande politique industrielle et de puissance.
Depuis des mois, New Delhi préparait le terrain. Ce que nous présentions cet été comme une recommandation interne est désormais une ligne claire selon Indian Defense News : l’Inde et la France vont concevoir ensemble un moteur d’environ 120 kN pour le futur chasseur furtif AMCA, pour un montant autour de 6,7 milliards d’euros. Les premières projections parlaient de plusieurs prototypes de moteurs d’ici la fin de la décennie, d’un premier vol d’AMCA motorisé vers 2028, puis d’une certification au début des années 2030 avant une production de série autour de 2035. Autrement dit : une décennie pour rattraper en propulsion ce que d’autres ont mis trente ans à bâtir.
Le talon d’Achille de la puissance aérienne indienne
Pour mesurer ce qui est en jeu, il faut regarder en arrière. L’Inde construit des cellules, assemble des chasseurs, entretient des flottes hétérogènes – du Su-30 au Rafale – mais reste dépendante de moteurs étrangers. À chaque commande, la facture MCO (maintien en condition opérationnelle) suit : pièces détachées, révisions lourdes, arbitrages politiques. Le programme national Kaveri devait briser cette dépendance ; il a surtout rappelé la difficulté de passer du banc d’essai au moteur de série. Kaveri pourra peut-être propulser des drones de combat, mais il n’a pas franchi le seuil d’un moteur de chasse de premier rang.
Dans le même temps, New Delhi discute avec Washington une licence de fabrication du GE-414 INS6 pour le Tejas Mk2. Là encore, le message est le même : l’Inde ne veut plus être seulement une chaîne d’assemblage. Elle réclame l’accès aux technologies du « chaud » – les aubes, les traitements thermiques, le perçage laser, la métallurgie avancée – ce que les États-Unis partagent d’ordinaire au compte-gouttes.
Le partenariat avec la France vient combler précisément ce vide-là.
Ouvrir le coffre-fort industriel français
Face à Safran, Rolls-Royce n’a pas été balayé d’un revers de main. La compétition a été réelle, avec des échanges techniques nourris et des auditions de l’écosystème aéronautique indien. Mais côté français, trois éléments ont visiblement pesé plus lourd :
- un transfert de technologie plus profond, explicite sur les savoir-faire critiques ;
- une trajectoire calée sur le calendrier de l’AMCA, sans décalage entre moteur et cellule ;
- et l’acceptation d’un cadre où la propriété intellectuelle finale s’ancre côté indien.
En langage moins diplomatique : Paris accepte d’ouvrir son coffre-fort industriel à un partenaire qui, demain, pourrait devenir un concurrent sur certains marchés. Pourquoi ? Parce que la question n’est plus seulement industrielle, elle est géopolitique.
L’Inde de Narendra Modi veut se poser en troisième pôle, ni aligné sur Washington, ni inféodé à Moscou ou Pékin. Sa doctrine « Atmanirbhar Bharat » n’est pas qu’un slogan souverainiste, c’est une feuille de route : se doter des briques critiques (énergie, numérique, défense) pour ne plus dépendre d’un seul fournisseur. Entrer dans le cœur technologique du moteur de chasse, c’est précisément cela : réduire la part de vulnérabilité stratégique dans le ciel indien. Accepter un transfert technologique inhabituel, c’est le prix à payer pour s’installer durablement au cœur du dispositif de défense indien.

Le moteur comme colonne vertébrale d’une base industrielle
On peut toujours présenter ce programme comme un contrat de plusieurs milliards, mais ce serait passer à côté de l’essentiel. Ce qui se construit derrière, c’est un écosystème.
Rajnath Singh, le ministre indien de la Défense, ne cherche pas seulement à obtenir un moteur pour l’AMCA ; il veut ancrer en Inde une filière complète de propulsion de combat. Rien que pour les escadrons d’AMCA prévus par l’Indian Air Force (IAF) – et une éventuelle version navale – il faudra plusieurs centaines de moteurs sur le long terme, en comptant les rechanges et les séries de test. Cela justifie la montée en puissance d’une supply chain locale, la création de bancs d’essai, la formation d’ingénieurs spécialisés dans la section chaude, la capacité à mener des rétrofits et des évolutions sans revalider chaque étape à l’étranger.
Le « moteur indo-français » est donc autant un objet industriel qu’un instrument de politique publique : à travers lui, l’Inde organise une montée en gamme de son appareil productif, avec un effet d’entraînement sur l’ensemble de la base techno-industrielle de défense.
Coopérer avec un concurrent en devenir
Reste la question que beaucoup se posent, à Paris comme ailleurs : la France n’est-elle pas en train d’armer un futur concurrent ? La réponse honnête est oui, potentiellement. Mais c’est un choix assumé.
En restant sur un schéma classique – moteur français, assemblage local, transfert limité – Paris gardait la main à court terme, mais laissait le champ libre à d’autres à moyen terme. En acceptant un partage réel de savoir-faire, la France s’installe au cœur du dispositif aérien indien pour quinze ou vingt ans, dans la continuité des Rafale. Elle renforce un axe stratégique franco-indien déjà visible dans le spatial, les fonds marins, l’Indo-Pacifique. Et elle démontre, au passage, qu’une puissance moyenne peut peser dans le jeu indo-pacifique autrement qu’en suivant la ligne américaine.
La question n’est donc pas de savoir si l’Inde sera un concurrent industriel en 2040 : elle le sera, de toute façon. La vraie question est : avec qui aura-t-elle appris ? Avec General Electric (GE), avec Rolls-Royce… ou avec Safran ?
Ce moteur de 120 kN n’est pas encore sorti des ateliers, mais il dit déjà quelque chose de l’ordre international qui vient. Une puissance émergente qui refuse la dépendance industrielle, un pays européen qui choisit le pari du partenariat plutôt que la rente technologique, et en toile de fond une rivalité sino-américaine qui pousse les acteurs intermédiaires à se réorganiser.
Si le programme tient ses délais et ses performances, l’Inde ne sera plus seulement un grand marché pour les avions de combat : elle deviendra l’un des rares États capables d’écrire la fiche technique de ses moteurs. Et la France pourra dire qu’elle a participé à cette mue – non pas en vendeur d’armes, mais en coproducteur de souveraineté.
Photo © M88 – Safran Aircraft Engines