Le 15 octobre, devant la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, le chef d’état-major des Armées (CEMA), le général d’armée aérienne Fabien Mandon, n’a pas joué le registre de la litote. « Depuis cet été, la situation s’est encore détériorée : ce que je vois, c’est que tout va de mal en pis », a lâché le nouveau CEMA dans son propos introductif.
Cette phrase arrive dans un moment international particulier : le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche accroît la pression sur les alliés européens ; au sommet de La Haye, en juin, les membres de l’OTAN se sont engagés à porter leurs dépenses de défense à 5 % du PIB d’ici 2035 ; les Européens, eux, multiplient les initiatives diplomatiques et militaires autour d’un « mur de drones » à l’Est pour répondre aux incursions russes.
Dans ce paysage, l’audition du général Mandon ressemble moins à un exposé technique qu’à un avertissement (nous avons rédigé cet article avant son discours devant l’AMF1) : la France et l’Europe disposent de trois à quatre ans pour prouver qu’elles peuvent encaisser un choc majeur, au risque sinon de revivre une « étrange défaite » annoncée.
La Russie, menace numéro un dans un système international dégradé
Pour l’ex-chef de l’état-major particulier du président de la République, la hiérarchie des menaces ne laisse aucune place au doute : « les Russes » restent le sujet numéro un. Il décrit un pouvoir qui n’a « aujourd’hui aucune retenue à l’usage de la force », qui regarde les sociétés occidentales comme « fragiles » et qui n’a « plus aucun complexe à tenter sa chance s’il le faut, pour pousser son avantage un peu plus loin ».
Ces mots collent à la réalité du front ukrainien à l’automne 2025 : une guerre de positions, mais loin de la gelée, avec des offensives localisées dans le Donbass, des frappes quotidiennes de missiles et de drones, une érosion lente des défenses ukrainiennes et la montée en puissance des capacités russes en matière d’UAV d’attaque et de reconnaissance. L’Ukraine, dit le général, « essaye de remplacer l’humain par des drones pour se battre à un niveau à peu près égal », mais « recule tous les jours », malgré l’aide occidentale.
Au-delà de ce front, il décrit un effritement général de l’architecture internationale. L’ONU, selon lui, ne joue plus le rôle d’organe de régulation militaire qu’elle incarnait encore dans les années 1990. Les opérations de maintien de la paix s’enlisent. Les formats de coalition « n’emportent plus l’adhésion » de nombreux pays qui ne regardent plus l’Occident comme un « phare ». À la place, s’impose « la loi du plus fort », illustrée, dans son propos, par la Russie mais aussi par Israël au Proche-Orient.
Sur Gaza, le CEMA ne commente pas la ligne politique, mais il alerte : « nous pouvons prédire des décennies d’instabilité », avec une génération de jeunes qui ne rêvera plus que de « venger les leurs ». Le cessez-le-feu signé sous forte pression américaine ne suffit pas à effacer la profondeur des traumatismes ni la polarisation de la région.
Enfin, le général inscrit cette dégradation dans une recomposition plus large : montée en puissance militaire de la Chine, élargissement des BRICS+2, rôle de l’Iran qui fournit des systèmes de défense à Moscou et resserre ses liens énergétiques avec Pékin. Vu de Washington, rappelle-t-il, l’analyse colle désormais à un quasi-alignement Chine-Russie-Iran-Corée du Nord, avec un scénario central : un conflit majeur en Indo-Pacifique et, en même temps, une Europe incapable de tenir son flanc Est.
L’argent ne suffit pas si la Nation refuse l’idée de la force
Toute la force du propos du général Mandon tient dans ce glissement : la question ne porte plus seulement sur le niveau de dépense européenne, mais sur l’acceptation même de l’usage de la force. « L’Europe est endormie, elle se réveille doucement mais elle ne veut pas jouer la carte de la puissance », constate-t-il.
Après 70 ans de paix relative, « on a oublié l’intérêt de l’usage de la force ». Là où, pour un Russe, recourir à la violence armée en cas de conflit va de soi, nos sociétés cherchent d’abord à éviter la force « à tout prix », en privilégiant la diplomatie. Le CEMA ne prône pas une fuite en avant guerrière ; il rappelle une évidence stratégique souvent escamotée : « il y a des moments où il n’y a que la force qui soit entendue ».
Cette asymétrie d’attitude nourrit, à Moscou, l’idée d’un adversaire qui n’ira pas jusqu’au bout. D’où cette phrase clé : « mon rôle est de protéger les Français, les intérêts de la France, mais je ne peux pas le faire si la Nation n’est pas prête à se défendre ». Les armées restent un « échantillon fidèle de la Nation », composées de jeunes qui ont grandi dans la « culture de la paix » mais qui, une fois engagés, prennent conscience que la force constitue un levier normal de l’État. Côté opinion publique, le décalage persiste.
Ce constat intervient au moment où les Européens viennent de franchir un seuil historique en s’engageant, à La Haye, à investir 5 % de leur PIB dans la défense et la sécurité d’ici 2035, sous la pression directe du président Trump. Autrement dit, l’argent devrait arriver. Reste à savoir si les gouvernements l’orienteront vers les vraies vulnérabilités plutôt que vers des symboles rassurants.

Du « mur de drones » au mur de munitions : le CEMA recadre les priorités de la défense européenne
C’est sur ce terrain budgétaire et capacitaire que le discours du CEMA se durcit. Sur les stocks, il ne laisse aucune ambiguïté : « ils sont trop faibles ». Le concept de « remontée en puissance en six mois », inscrit dans le Livre blanc des années 2010, supposait des réserves capables de soutenir un effort de haute intensité en attendant que l’industrie prenne le relais. Dans les faits, ces réserves n’existent plus.
Pendant des années, les gouvernements ont réduit les budgets de défense, concentré l’effort sur la lutte contre le terrorisme et assumé l’idée de couper d’abord dans les munitions jugées moins urgentes. La guerre en Ukraine a démontré l’importance des feux dans la profondeur et de l’attrition quotidienne ; la France découvre que son socle logistique ne suit plus.
La phrase qui vise autant Bercy que les industriels tombe ensuite : « pour être prêt dans trois ou quatre ans je ne demande pas plus de chars ni plus d’avions ou de frégates, mais d’abord plus de munitions ». Pour un pays qui vient de lancer le PANG, qui doit financer le standard F5 du Rafale et qui regarde déjà vers le SCAF, le message ne laisse guère de doute : sans un « mur de munitions », les grands programmes resteront des promesses de papier.
Dans ce contexte, le général critique frontalement l’idée d’un « mur de drones » européen, portée depuis septembre par la Commission européenne et plusieurs États de l’Europe de l’Est après la multiplication des incursions russes. Il refuse de « souscrire à l’idée d’un ‘mur de drones‘ », rappelle que Bruxelles ne définit pas le besoin militaire et juge qu’un tel dispositif serait « saturé en un jour ». À ses yeux, ce dossier « symptomatique » illustre une tentation de calmer l’angoisse des opinions par des dispositifs spectaculaires, au lieu de mener le travail patient de reconstitution des stocks, de renforcement de la défense sol-air et d’augmentation de la capacité de production industrielle.
Le général va plus loin en pointant la fragmentation européenne : 21 standards différents pour un même hélicoptère, des programmes interminables comme le SCAF qui risquent de déboucher sur « deux avions » concurrents, plus chers et moins performants qu’une solution mutualisée. Dans le même temps, l’OTAN réclame 5 % du PIB pour la défense : si chaque pays continue d’acheter national sans standardiser, les citoyens paieront très cher pour une puissance militaire largement en dessous du potentiel.
Fidéliser les cadres, parler aux jeunes : l’autre front du CEMA
L’audition dépasse pourtant le seul champ capacitaire. Le général Mandon décrit aussi des états-majors qui restent calibrés pour une autre époque. Ils « tiendront en temps de guerre », insiste-t-il, mais ils se montrent « moins adaptés à un monde actuel où les événements se déroulent à une vitesse incroyable ». Il cite une séquence concrète : des drones franchissent la frontière polonaise le jeudi, un missile tombe au Qatar le vendredi, des survols surgissent au-dessus de sites français dans les jours qui suivent.
Face à ce rythme, il faut, selon lui, « aller beaucoup plus vite », impliquer davantage les chefs, donner des directives immédiates sans attendre la remontée complète des dossiers. L’intelligence artificielle peut aider, mais le cœur du sujet reste organisationnel et humain : chaînes de décision, liberté d’action, culture du risque.
Sur le plan social, le constat frappe autant que le reste. « On ne fait plus rêver les jeunes officiers et les jeunes sous-officiers », regrette le général, qui insiste davantage sur la fidélisation que sur le recrutement. Le modèle du chef constamment en surcharge, les contraintes familiales, l’emploi des conjoints, le logement pèsent sur les choix de carrière. Sans cadres expérimentés, aucune montée en puissance crédible ne se dessine.
Enfin, le CEMA revient à la Nation. Il se dit « personnellement favorable à une année de césure » inspirée des pays nordiques, valorisée dans Parcoursup et fondée sur un « contrat » clair entre l’État et les jeunes. L’objectif consiste à disposer d’une réserve plus consistante et à réintroduire, dans une société qui a longtemps vécu dans le déni du risque, une culture minimale de la défense. La lutte contre la désinformation, pilotée au niveau interministériel mais encore « trop lente » dans le temps court, fait partie du même combat : maintenir la cohésion alors que Moscou, dit-il, utilise « réseaux sociaux et algorithmes » pour amplifier les peurs et fissurer le projet européen.

Trois à quatre ans pour passer du déni à la puissance assumée
Au bout du compte, le chef d’état-major des Armées fixe un horizon simple : « être prêt pour un test dans trois ou quatre ans ». Ce test peut prendre la forme d’un choc frontal à l’Est, d’une crise hybride cumulative, d’une combinaison de cyberattaques, de sabotages et de provocations militaires. L’essentiel, pour lui, reste ailleurs : éviter la situation décrite par Marc Bloch, cette « étrange défaite » où l’on a « tout vu venir » sans se préparer à temps.
Les variables sont identifiées. Sur le plan géopolitique, la Russie assume la confrontation, la Chine consolide ses outils de puissance, les BRICS+ élargis offrent un refuge politique à de nombreux États. Sur le plan industriel, les Européens doivent passer du slogan des 5 % de PIB à un ordre de bataille cohérent, centré sur les stocks, la maintenance, la standardisation. Enfin, sur le plan sociétal, il faut travailler à la cohésion interne, à l’acceptation de l’usage de la force et à un lien renouvelé entre armée et Nation.
Cette audition ne fournit pas toutes les réponses. Elle a au moins posé les questions sans fard, au moment précis où les Européens ne peuvent plus se raconter que l’histoire se joue ailleurs.
- Association des maires de France ↩︎
- Les BRICS+ sont un groupe de dix pays qui se réunissent en sommets annuels : le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud, l’Iran, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Indonésie et l’Éthiopie, ayant pour but de rivaliser avec le G7. ↩︎
Photo © Etat-major des Armées