Dans Vaincre sans violence (VA Editions), Raphaël Chauvancy part d’un constat simple et brutal : la guerre n’est pas l’exception, elle est la toile de fond de l’Histoire. Mais l’auteur déplace le projecteur. Gagner durablement ne consiste pas à détruire l’adversaire, mais à modeler l’environnement, à « gagner la guerre avant la guerre » – selon les mots du général Thierry Burkhard – en agissant sur les esprits, les structures sociales et les perceptions. Son livre, nourri de vingt ans d’allers-retours entre milieux militaires et civils, assemble une boîte à outils de l’influence et de la guerre de l’information. L’ambition est claire : proposer une grammaire opérationnelle pour qui veut peser sans tirer.
Political warfare : la stratégie au-delà du feu
Raphaël Chauvancy réactive la tradition anglo-saxonne du political warfare : employer tous les moyens non militaires pour atteindre un but stratégique. L’idée centrale est connue mais rarement exposée avec autant de cohérence : les modèles s’affrontent, pas seulement les armées. Dès lors, l’outil principal devient l’architecture des perceptions -diplomatie publique, narratifs, normes, réseaux). Le feu ne vainc pas le flux des idées ; il ne fait, au mieux, que retarder ses effets.
« Les guerres d’influence et de l’information modernes visent les pensées, les connaissances, les rêves et les sentiments de l’homme. L’enjeu est devenu son être même. » – Raphaël Chauvancy, Vaincre sans violence
L’une des forces du livre est de remettre à l’honneur une veine française méconnue, du général Némo (1906-1971) aux Troupes de marine (TDM) : considérer le « milieu social » comme un théâtre d’opérations à part entière. La « guerre par le milieu social » (GMS) est alors décrite comme une manœuvre indirecte, multidomaine, continue, qui ne connaît ni frontière nette ni temps de paix véritable. Cette perspective éclaire utilement nos impuissances récentes : lorsque l’on pense en organigrammes, l’adversaire agit en réseaux.
L’officier supérieur des TDM définit l’influence comme l’art d’orienter durablement décisions et événements en travaillant l’infrastructure cognitive et sociale d’un public cible. Le cycle proposé est pédagogique :
- Cartographier les acteurs et les psychologies collectives (traditions, institutions, mémoire longue).
- Impulser via des connecteurs, « experts de confiance » et « vendeurs » qui relaient, crédibilisent, vulgarisent.
- Construire un narratif simple, mémorisable, adossé à des références familières, et le faire progresser d’un bruit de fond à la normalisation.
- Équilibrer en rendant l’arrangement final suffisamment avantageux pour être accepté et entretenu par la cible elle-même.
Ce cadrage est précieux parce qu’il refuse la fascination pour le « coup » tactique. L’influence réussie est un système, pas une étincelle.
Diagnostics utiles sur les angles morts français
L’auteur est convaincant lorsqu’il décrit nos défauts culturels : obsession des postes prestigieux plutôt que des « étages intermédiaires » où se fabriquent décisions et coalitions ; confusion entre valeurs et intérêts ; culture administrative de contrôle qui bride la subsidiarité. Les pages sur la perte d’influence en Afrique francophone sont rudes mais justes : visibilité sans puissance réelle, objectifs flous, affaiblissement des relais.
« Jadis, la puissance se mesurait à l’avoir et à la capacité de faire ; aujourd’hui, elle se définit par celle de laisser ses partenaires avoir et faire. Le couronnement d’une opération d’influence est l’empowerment de la cible. » – Raphaël Chauvancy, Vaincre sans violence
La partie « outillage » parlera aux praticiens : key leader engagement (préparation, codes culturels, cadre relationnel), ingénierie sociale inspirée de Bandura, segmentation d’audiences, exploitation des biais, « balistique psychologique ». Le lecteur trouvera aussi des protocoles pour concevoir un récit (fenêtre d’Overton, séquençage rumeur/visibilisation/normalisation) et des rappels sur la différence entre persuasion, désinformation et subversion.
Raphaël Chauvancy assume une position offensive en information. Il rappelle qu’on ne se défend bien qu’en attaquant, et que la submersion (modèle américain) ou l’infiltration à bas bruit (tradition soviétique) sont deux architectures éprouvées. Il plaide néanmoins pour une maîtrise lucide : « l’abus n’exclut pas l’usage ». Le chapitre final rééquilibre le propos en insistant sur les antidotes démocratiques : éducation, pluralité médiatique réelle, culture générale, vertus morales (prudence, tempérance, courage, justice). Cette tension entre efficacité et éthique est au cœur du livre.
Cartographier, raconter, coaliser : vaincre sans feu
Vaincre sans violence est un manuel stratégique pour une ère de compétition globale. Son apport principal n’est pas de « révéler » l’influence – chacun en pressent l’importance – mais de lui donner un mode d’emploi lisible, actionnable, et une profondeur historique qui manque souvent aux recettes du moment. En rappelant que la victoire durable consiste à organiser un équilibre où l’adversaire devient, au moins partiellement, co-acteur de l’arrangement, Raphaël Chauvancy propose une voie plus intelligente – et, au fond, plus économique – que la recherche du choc frontal.
« L’antidote à la sclérose est la culture du changement. L’Europe de l’Ouest a pris la tête du monde à partir du XVI° siècle lorsqu’elle a cessé de considérer le changement comme une perturbation, mais comme une valeur positive en tant que telle. Après la Grande Guerre, elle a pris peur de l’avenir et s’est mise à regretter un passé idéalisé. Elle a voulu figer l’histoire de peur que son courant ne l’emporte sous des cieux moins cléments. Ce faisant, elle n’a fait que précipiter son déclin. Les organisations qui ne savent plus se réinventer périclitent. » – Raphaël Chauvancy, Vaincre sans violence
Cet essai est utile, franc, au service d’une idée simple : la puissance ne se crie pas, elle se construit. Par la cartographie des esprits, la maîtrise des récits, la qualité des alliances, et une éthique qui empêche la victoire de nous coûter notre âme. Pour les responsables publics, les militaires, les dirigeants et les communicants, c’est une lecture-outil. Pour le citoyen, c’est une incitation à muscler son esprit critique. Car dans la compétition globale, l’information est le sang, mais la culture reste le cœur.