C’est une pique diplomatique aux accents de Guerre froide. Ce 24 juillet, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, s’est livrée à un avertissement explicite : « Il convient de rappeler aux stratèges parisiens, emportés par leur frénésie militariste, que la Russie dispose elle aussi de forces de dissuasion nucléaire. Et de les inviter à examiner de plus près notre doctrine nucléaire actualisée… et à se calmer un peu. » Un rappel musclé, lancé en réaction à la Revue nationale stratégique (RNS) 2025, qui affirme plus que jamais la place centrale de la dissuasion française, y compris dans la défense du continent européen.
Ce type de déclaration n’est pas nouveau dans la rhétorique russe. Mais rarement la menace a visé aussi directement la doctrine française. En cause : le fait que Paris assume désormais ouvertement que ses « intérêts vitaux » peuvent inclure ceux de ses alliés européens. Emmanuel Macron l’a rappelé en mars 2025 : « la prise de décision de ce que sont les intérêts vitaux, […] les intérêts de nos principaux partenaires sont intégrés »
De Gaulle à Macron : la continuité d’une doctrine nucléaire tournée vers l’Europe
Ce positionnement n’est pas une rupture mais une continuité historique. Dès 1964, le général de Gaulle affirmait dans une instruction aux armées que la France devrait « se sentir menacée dès que les territoires de l’Allemagne fédérale et du Benelux seraient violés ». Cette logique fut gravée noir sur blanc dans le Livre blanc sur la défense de 1972. Michel Debré, alors ministre de la Défense, écrivait : « La France vit dans un tissu d’intérêts qui dépasse ses frontières. (…) L’Europe occidentale (…) bénéficie indirectement de la stratégie française. »

Pompidou, en 1964, affirmait déjà que « la seule dissuasion certaine que puisse exercer l’Europe vient de ses propres forces nucléaires », tandis que François Mitterrand voyait, dès 1992, la dissuasion comme « une des questions majeures de la construction d’une défense européenne commune ». Jacques Chirac évoquait en 1996 puis en 2006 une « dissuasion concertée », « tirant les conséquences d’une imbrication croissante de nos intérêts vitaux ». En 2008, Nicolas Sarkozy allait plus loin : « Les forces nucléaires françaises, par leur seule existence, sont un élément clef de la sécurité de l’Europe. » En 2015, François Hollande enfonçait le clou : « La définition de nos intérêts vitaux ne saurait être limitée à la seule échelle nationale. »
Ce que Macron fait aujourd’hui, c’est réactiver ce fil stratégique : proposer un dialogue structuré avec les Européens sur le rôle de la dissuasion française, sans en diluer la souveraineté, ni concurrencer l’OTAN, mais pour consolider une architecture de sécurité crédible.
La France adapte sa posture nucléaire à la nouvelle donne stratégique
La RNS 2025 entérine cette évolution. La Russie y est identifiée comme « la principale menace » à l’horizon 2030, sur fond de guerre en Ukraine, de sabotage, d’ingérences, de cyberattaques, et de posture nucléaire agressive. Face à ce durcissement, la France met en avant une doctrine de dissuasion plus affirmée, fondée sur une force nucléaire indépendante et souveraine, structurée autour de deux composantes – océanique et aéroportée – en cours de modernisation.
La doctrine française repose sur la notion de stricte suffisance, refusant toute logique de parité ou d’usage tactique. L’arme nucléaire ne vise qu’une chose : dissuader un État de s’en prendre aux intérêts vitaux de la Nation. L’ambiguïté sur ce qui constitue ces intérêts est volontaire : elle complique les calculs adverses. En cas de mauvaise évaluation, la doctrine française intègre la possibilité d’un avertissement nucléaire : frappe unique, non renouvelable, pour restaurer la dissuasion.
La RNS 2025 rappelle que la dissuasion ne peut fonctionner sans une armée conventionnelle crédible. Défense aérienne, frappes dans la profondeur, capacités antimissiles : toutes participent à élever le seuil d’entrée dans l’escalade. Comme le soulignait Macron à l’École de guerre en 2020, ces forces « empêchent la création d’un fait accompli ou testent précocement la détermination de l’adversaire ».
La France modernise, assume, et tend la main à l’Europe
La France dispose également d’une dissuasion permanente, crédible à tout moment grâce à la complémentarité de ses composantes. La modernisation engagée depuis 2017 prévoit notamment un missile balistique M51 amélioré, un nouveau missile ASN4G hypersonique, et des sous-marins lanceurs d’engins (SNLE) de nouvelle génération.
En tendant la main à ses partenaires tout en rappelant que la décision nucléaire reste nationale, la France répond à un double impératif : renforcer l’autonomie stratégique européenne et dissuader toute agression dans un contexte de délitement des normes internationales.
La virulence de la réaction russe confirme que ce changement est perçu comme un tournant. Mais il s’agit moins d’un virage que d’une affirmation : la doctrine nucléaire française a toujours été profondément européenne. Aujourd’hui, elle s’assume pleinement comme telle.
Photo © Yuri Kochetkov