La nouvelle étude de Thomas Gomart – La fabrique du risque : les entreprises face à la doxa géopolitique (avec Siméo Pont) – donne les clés pour comprendre un monde qui échappe aux lectures classiques. En moins de 35 pages, le directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI) décortique la reconfiguration contemporaine du risque comme rapport au monde, à la puissance et à la prévisibilité. Il en ressort un constat sans appel : l’économie mondiale de l’après-Guerre froide, fondée sur la croyance en la stabilité par l’interdépendance, vacille.
Le capitalisme contemporain ne flotte plus dans une zone désidéologisée de libre-échange ; il se politise, se territorialise, se militarise. Et il entraîne avec lui ses entreprises, ses données, ses infrastructures. C’est ce que nous pourrions appeler l’”insécurité systémique“. Pour les décideurs économiques, le changement de paradigme n’est pas une affaire d’intuition : c’est un facteur d’action.
Désormais, créer de la valeur ne peut plus se faire sans prendre en compte les rivalités de puissance, les trajectoires politiques divergentes, les manipulations informationnelles et les ruptures de chaîne d’approvisionnement. C’est ce que résume Guillaume Callonico, directeur des risques géopolitiques et transversaux à la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) : nous serions passés d’une première ESG (environnement, social, gouvernance) à une nouvelle ESG – énergie, sécurité, guerre.
Des matrices SWOT aux modèles algorithmiques : penser au-delà du prévisible
Dans cette nouvelle économie du risque, il devient essentiel de se poser des questions fondamentales : qui produit les données ? Qui les interprète ? Qui les finance ? Et surtout : selon quelle représentation du monde ? La montée en puissance d’acteurs comme Palantir, aux fondements géopolitiques affirmés, vient illustrer ce brouillage des frontières entre outil d’analyse et outil de pouvoir. L’apparente objectivité algorithmique masque une vision du monde qui s’exporte, s’achète et s’impose. Ce n’est plus seulement la souveraineté de l’État qui est en jeu, mais aussi celle des récits.
Comme nous savons, il y a des connus connus : il y a des choses que nous savons que nous savons. Nous savons également qu’il y a des inconnus connus, c’est-à-dire que nous savons qu’il y des choses que nous ne savons pas. Mais il y a aussi des inconnus inconnus, ce que nous ne savons pas que nous ne savons pas. — Donald Rumsfeld, 2002.
L’étude de l’Ifri est particulièrement éclairante sur cette confusion croissante entre gestion du risque et représentation stratégique. Il rappelle que les entreprises ne peuvent plus prétendre se situer dans un entre-deux entre territoires et flux : “Elles opèrent moins que jamais dans un vide politique, géopolitique, générationnel, social ou écologique.” La géopolitique s’infiltre dans les feuilles de calcul, dans les comités d’investissement, dans les arbitrages logistiques. Elle change la nature des outils. Et parmi eux, les matrices SWOT (Strength, Weakness, Opportunity, Threat) apparaissent de plus en plus déconnectées. Thomas Gomart souligne : “Il est vain de réduire l’analyse du risque géopolitique à une matrice SWOT. Il convient de toujours garder à l’esprit le lien entre territoire et idéologie.“
Autrement dit : toute analyse sérieuse doit intégrer le système de croyance et l’expérience vécue des acteurs considérés. Les États, les dirigeants, les armées, les peuples, ne sont pas mus uniquement par le business.
De l’objectivité à l’idéologie : qui produit les récits du risque ?
Cette approche est d’autant plus essentielle que le marché du risque est devenu une industrie à part entière. Cabinets de conseil, fonds d’investissement, compagnies d’assurance, fournisseurs de données, agences de notation et think tanks forment une chaîne de valeur où s’imbriquent intérêts privés et sécurité collective. Des structures comme Palantir ou les grandes agences de rating géopolitique proposent aujourd’hui des analyses de risque clé-en-main pour les investisseurs, les multinationales, et parfois les armées. Leurs modèles sont calibrés, paramétrés, mais fondés sur des hypothèses : qu’est-ce qu’un comportement rationnel ? Qu’est-ce qu’un acteur hostile ? Qu’est-ce qu’un territoire sûr ?
Ce glissement n’est pas neutre. Il produit des effets épistémiques majeurs. Comme le souligne Shoshana Zuboff, nous entrons dans une phase de “domination épistémique“, où les architectures globales de surveillance et de prédiction comportementale façonnent les décisions politiques et économiques. Elle identifie quatre étapes : l’appropriation des droits épistémiques ; l’inégalité épistémique ; le chaos épistémique, et enfin, son institutionnalisation. Thomas Gomart le dit autrement, mais la logique est similaire : l’inflation des données ne compense pas l’effritement des repères.
Dans un monde fragmenté, l’expertise est devenue un champ de bataille.
Ce champ, désormais mondialisé, est dominé intellectuellement par des firmes ou des centres d’analyse majoritairement anglo-saxons. Les grandes agences – de Moody’s à Fitch, de l’Economist Intelligence Unit (EIU) à Eurasia Group – définissent les baromètres du risque en fonction de critères largement occidentaux. Or, comme le note Benoît Suire dans ses travaux, on n’appréhende pas le risque de la même manière à New York qu’à Dakar. Cela suppose un effort critique, mais aussi une remise en cause de la dépendance à certains standards et narratifs. Qui définit le seuil de tolérance au risque ? Qui légitime les indicateurs ?
Vers une nouvelle cartographie du pouvoir économique
Thomas Gomart insiste sur l’importance du lien entre la géopolitique et les structures cognitives des acteurs. Il rappelle que le risque n’est jamais un phénomène purement objectif, mais toujours une construction sociale. Et que cette construction dépend de ce que l’on voit, de ce que l’on nomme, et de ce que l’on craint. D’où l’importance pour les entreprises et les institutions de réinterroger leurs instruments. Dans cette logique, les matrices SWOT paraissent obsolètes : elles figent l’incertain dans des cases, quand il faudrait penser la fluidité, la réversibilité, l’ambiguïté.
La prise en compte du risque géopolitique ne peut se faire sérieusement sans intégrer le système de croyance et l’expérience vécue des acteurs considérés, qui ne sont pas seulement mus par le business. — Thomas Gomart, La fabrique du risque (2025).
Cette réflexion s’inscrit dans un contexte plus large de réarmement cognitif. Le monde se redensifie : les conflits, les alliances, les sanctions économiques, les chaînes logistiques, les fractures énergétiques, tout est redevenu stratégique. Le mythe de la fin de l’Histoire s’efface devant une cartographie du risque mouvante, saturée d’acteurs privés, de zones grises et de données incomplètes. C’est ici que réside le défi : bâtir des outils adaptés à cette nouvelle géographie du pouvoir.
Ce article cherche à ouvrir quelques pistes. Sans prétendre explorer l’entièreté du sujet, il offre un point d’entrée vers une lecture plus politique, plus critique et plus située du risque contemporain. Une invitation à sortir des prismes trop confortables, à redéfinir les cartes, à se confronter aux angles morts.
À l’heure où les entreprises, les institutions et les États naviguent dans un brouillard stratégique de plus en plus dense, cette étude constitue une lecture incontournable pour tout dirigeant souhaitant ajuster ses repères et anticiper les chocs systémiques à venir.