On attendait un basculement, on aura eu un réajustement. Cent pages solides, cohérentes, informées. Mais l’impression tenace, une fois encore, que la montagne stratégique accouche d’un pas de côté. Car après l’ambition affichée en 2022, les alertes réitérées en 2023, les engagements budgétaires actés dans la loi de programmation militaire (LPM) 2024, cette Revue nationale stratégique (RNS) 2025 ne marque ni rupture, ni accélération, ni tournant historique.
Elle énonce, elle structure, elle détaille – et c’est une bonne chose. Mais on en attendait plus. Plus d’élan. Plus de constance. Plus d’engagement politique. Car si le monde change vite, la France, elle, semble toujours rattrapée par sa prudence, sa complexité décisionnelle, ses temporisations budgétaires. Et trop souvent, ses revues stratégiques le montrent mieux qu’elles ne le corrigent.
Le temps des mots forts, pas encore des actes forts
Emmanuel Macron, depuis l’Hôtel de Brienne le 13 juillet, a tenu un discours sobre, grave, assumé. « Pour être libres dans ce monde, il faut être craints. Pour être craints, il faut être puissants. » Le diagnostic est clair : le retour de la guerre en Europe, la montée des puissances autoritaires, la fragilité des interdépendances, le doute sur l’alliance américaine… imposent à la France une réponse stratégique. Le président a parlé de liberté, de cohésion, de puissance. Il n’a pas parlé « d’économie de guerre » – comme s’il fallait éviter de trop s’engager dans un vocabulaire qui oblige. Mais il a rappelé la gravité de l’heure.
Et pourtant, à l’heure où le Premier ministre – en charge d’une équation budgétaire quasi impossible – doit annoncer 43,5 milliards d’euros d’économies, seule une rallonge de 3,5 milliards pour les Armées en 2026 a été confirmée. Une mesure préparée de longue date, sans surprise. L’effort global reste significatif – 64 milliards en 2027, contre 32 en 2017 – mais le calendrier s’arrête… à la prochaine présidentielle.
De Gaulle, en 1959, rappelait : « Il faut que la défense de la France soit française […] Il faut que son effort soit son effort. » Le mot « effort » est au cœur de la stratégie. Mais comment parler d’effort si on le repousse à la fin du quinquennat ? Si on évite soigneusement de trancher aujourd’hui ? Si l’on laisse aux suivantes – ou aux suivants – la charge d’en assumer les conséquences politiques ?
Une revue stratégique de qualité… mais de transition
Il faut le dire clairement : cette RNS 2025 est sérieuse. Elle marque des progrès. Elle accélère le rythme budgétaire, elle introduit un 11ᵉ objectif stratégique – la souveraineté technologique et industrielle – elle consacre des priorités claires : masse, endurance, stocks, guerre électronique, résilience, guerre cognitive. Elle tente de tisser du lien entre la société et la Défense. Elle ne cache rien de la brutalité du monde, ni de la vulnérabilité des démocraties.
Mais elle reste un document de transition. Elle ajuste le cap sans le redresser. Elle accompagne une trajectoire sans décider franchement de son intensité. Et surtout, elle n’apporte pas de réponse claire à la question centrale : comment garder notre rang dans un monde où nos alliés européens, eux, appuient sur l’accélérateur ?
L’Allemagne injecte massivement. La Pologne multiplie les achats capacitaires à un rythme industriel. L’Italie redéfinit son appareil militaro-industriel autour de la souveraineté technologique. Le Royaume-Uni se renforce. L’Europe bouge. Et elle ne nous attend pas.
Une armée engagée, mais qui a besoin de clarté
Nos forces armées ne sont ni aveugles, ni immobiles. Elles réinventent leurs doctrines, se forment, investissent, recrutent. Elles adaptent leurs formats, modernisent leurs équipements, anticipent les futurs conflits. L’État-major, les armées, la Direction générale de l’armement (DGA), les industriels : tous avancent avec une lucidité rare, souvent plus vite que la décision politique. Et cela mérite d’être salué. Dans le silence, l’humilité, la persévérance.
Mais sans clarté budgétaire, sans planification ferme, sans pilotage resserré, cet élan se heurte à la pesanteur des arbitrages. Jean-Dominique Merchet évoque une armée « bonsaï », lancée avec des convictions et peu de munitions. Le risque aujourd’hui n’est plus l’inconscience, mais la stagnation. Une armée lucide, numérisée sur le papier, déterminée sur le terrain… mais bridée par l’attentisme politique. Une armée qu’on encourage sans l’armer vraiment.
Une souveraineté industrielle à reconquérir… mais qui attend encore sa doctrine
On se félicitera du nouveau pilier industriel introduit dans la RNS 2025. De l’accent mis sur la recherche, sur l’IA, sur les dualités civilo-militaires, sur la résilience de la chaîne d’approvisionnement. Mais là encore : où sont les décisions structurantes ? Où sont les priorisations capacitaires ? Où sont les outils pour accompagner la BITD dans la durée ?
L’appel à l’unité nationale est bienvenu. Comme le rappelait Louis XIII : « La France a bien fait voir qu’étant unie elle est invincible, et que de son union dépend sa grandeur, comme sa ruine de sa division. » Mais cette unité suppose un cap clair, pas des feuilles de route multiples. Elle suppose des décisions fermes, pas des annonces fractionnées. Elle suppose une adhésion nationale, pas un empilement de concepts.
L’ambition est là. La gravité du moment aussi. Les militaires sont prêts. Les industriels suivent. La RNS 2025 dit à peu près tout ce qu’il fallait dire. Mais elle ne tranche pas. Elle ne bascule pas. Elle ne choque pas. Et c’est peut-être là, paradoxalement, le vrai problème.
À deux ans de 2027, il reste peu de temps. Pour passer à l’acte. Pour concrétiser les hausses. Pour lancer les programmes. Pour sécuriser les chaînes industrielles. Pour former. Pour planifier. Pour gouverner.
Anticiper ou être surpris
Valéry Giscard d’Estaing avait prévenu en 1974 : « Vous serez surpris par l’ampleur et la rapidité du changement. » Cinquante ans plus tard, difficile d’ignorer combien cette phrase parle de nous, maintenant. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : les menaces évoluent à grande vitesse – plus vite que nos procédures, nos lois de finances, nos chaînes industrielles, nos réflexes politiques. Et si la France n’agit pas avec la même célérité, c’est elle qui pourrait être surprise, non par le changement, mais par sa propre inertie. Le choc stratégique pourrait alors survenir en 2028, 2029 ou 2030, quand il sera trop tard pour corriger ce qui n’aura pas été anticipé.
La France ne manque ni de stratégie, ni de talents, ni d’industrie. L’adhésion au sein des armées est réelle, les compétences sont là, l’outil militaire tient debout. Mais les forces morales du pays, elles, restent fragiles. Les dissensions internes, les clivages politiques, la lassitude sociale minent la capacité à construire un consensus stratégique durable. Pourtant, c’est bien ce qu’exige notre époque : du courage dans le temps long, un effort lucide, assumé, au-delà des échéances électorales.
Nos adversaires ne nous attendront pas. Nos partenaires non plus. Reste à faire ce que la stratégie commande, dès maintenant.
Photo © Ludovic Marin – AFP