« L’industrie de défense a besoin d’avoir les pieds sur terre. » Cyrille Kabbara (PDG de Shark Robotics)

Basée à La Rochelle, Shark Robotics est LA pépite française de la robotique terrestre. Après de beaux succès à l'international et auprès des sapeurs-pompiers de Paris, celle-ci a levé dix millions d'euros début 2023 afin de rester leader mondial de la robotique terrestre en environnements hostiles. Rencontre avec son fondateur Cyrille Kabbara qui a pour seul credo de "sauver des vies grâce à la technologie".


Shark Robotics vient d'effectuer une levée de fonds de 10 millions d'euros. Concrètement, à quoi va-t-elle servir ?

Cette levée de fonds doit nous permettre de rester leader mondial de la robotique terrestre en environnements hostiles. Aujourd’hui, nous réalisons près de 70% de notre chiffre d’affaires à l’export avec, depuis notre création en 2016, plus d’une centaine de robots vendus dans une quinzaine de pays. Nous avons également la chance d’avoir un historique de performance parmi les plus importants sur le marché. Malgré ces excellents indicateurs, il nous faut conserver ce leadership et l’étendre. Pour ce faire, trois grands axes stratégiques vont nous guider au cours des prochaines années.

Premièrement, nous devons préserver notre leadership technologique en continuant d’innover pour être à la pointe de l’innovation, notamment en mécatronique, intelligence artificielle et autonomie des robots. Cette capacité d’innover de manière agile et flexible est au cœur de l’ADN de Shark Robotics. La preuve en est : en 2022, nous avons été lauréats de la PME qui avait déposé le plus de brevets en région Nouvelle-Aquitaine.

Des collaborateurs de notre filiale Shark Asia sont déjà basés en Asie du Sud-Est pour animer notre réseau de distribution. Le but est d’agrandir notre position sur d’autres zones géographiques afin de remporter des marchés importants.

Enfin, nous devons développer davantage notre outil de production, le faire maturer pour le rendre 3.0, gagner en souplesse et en agilité, et délivrer encore plus rapidement notre carnet de commandes.

Notre crédo est de sauver des vies grâce à la technologie. C’est ce qui nous porte et motive tous les jours. Nous continuerons à innover et à viser l’excellence.

Avez-vous rencontré des obstacles pour faire cette levée de fonds ? Au contraire, votre dualité a-t-elle facilité les choses ?

Cette levée de fonds a été effectuée dans un contexte de retour à la normale de la bulle tech et des capitaux-risque (venture capitals). En 2021, nous avons vu des choses délirantes, notamment du côté de nos petits concurrents américains qui, avec des entreprises peu matures, un niveau de chiffre d’affaires faible et un EBITDA (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissements) complétement déficitaire - donc en perte totale - ont été valorisés de manière délirante. Ce que j’appelle des "valorisations Powerpoint". De mon point de vue, ce retour à la normale est sain et ne nous a pas gêné pour armer notre levée de fonds. Beaucoup de fonds ont candidaté et nous avons eu la chance de pouvoir choisir, avec une vision souveraine, celui qui correspondait le mieux à notre ADN.

Depuis la création de Shark Robotics, nous sommes dans une logique assez darwinienne, un principe "de marche ou crève". J’ai appliqué cet état d’esprit de l’armée au modèle économique de Shark Robotics. Notre force, ce qu’on appelle le capital efficiency, c’est qu’avec très peu de fonds levés, nous avons une excellente performance financière. Aujourd’hui, nous avons des niveaux de chiffre d’affaires et d’EBITDA positifs pour une entreprise qui a levé très peu de fonds. Cela signifie qu’avec un euro investi, nous obtenons un retour sur investissement (ROI) beaucoup plus important qu’outre-Atlantique (un pour dix).

Quelles sont vos perspectives en France et l'international ? Visez-vous de nouveaux marchés ?

Aujourd’hui, dans le domaine du robot pompier, nous avons le monopole en France. Et grâce à l’UGAP (Union des groupements d'achats), où nous avons la chance d’être référencés, nous bénéficions d’une couverture assez large permettant de promouvoir la robotique auprès des SDIS (service départemental d'incendie et de secours). Aussi, nous fournissons de nombreux robots aux ministères de l’Intérieur et sapeurs-pompiers étrangers.

Notre robot pompier COLOSSUS apporte de l’efficience, sauve des vies et évite une exposition aux risques. Grâce à lui, vous pouvez avoir une action plus efficace dans le temps puisqu’il entre à l’intérieur de la zone à risque pour effectuer une frappe chirurgicale. Les indicateurs de performance étant bons, nous recevons de plus en plus de demandes. De nouveaux marchés s’ouvrent, notamment en BtoB : sites Seveso, industriels ou chimiques.

Shark Robotics vient "réveiller" et faire évoluer un marché qui n’a pas bougé depuis 80 ans.

Robot de déminage Atrax de Shark Robotics
Le robot ATRAX est un petit robot de déminage, de-piégeage et de reconnaissance.

Quels sont les derniers beaux succès de Shark Robotics ?

Nous avons signé un super contrat avec les pompiers singapouriens. Nous avons livré une quinzaine de robots en Thaïlande et réussi à percer sur le marché israélien, qui n’est pas une mince affaire. Nous avons également de belles réussites en Europe, où la France, la Suisse, la Belgique ou encore le Luxembourg, ont plusieurs de nos robots.

Des entreprises prestigieuses, comme YPF (Yacimientos Petrolíferos Fiscales), la raffinerie nationale en Argentine, l’entreprise pharmaceutique Roche basée en Suisse ou encore ArianeGroup, font confiance à nos technologies. Shark Robotics vient "réveiller" et faire évoluer un marché qui n’a pas bougé depuis 80 ans.

La France accuse-t-elle un retard en matière de robotisation du champ de bataille et reproduira-t-elle les mêmes erreurs qu’avec le segment drones ?

En France, nous avons la chance d’avoir un écosystème robotique de renom qui est mieux consolidé que celui des drones. À part Parrot, qui se distingue par sa capacité à adresser des marchés à l’international, l’écosystème français des drones est assez éclaté, avec beaucoup de petites entreprises. N’oublions pas non plus que les relations entre les dronistes n’ont pas été toujours saines. À une époque, cela ressemblait un peu à "Règlements de comptes à O.K. Corral".

Pour répondre à votre question : je ne pense pas que la France reproduira les mêmes erreurs qu’avec le segment drones. Nous avons réussi à avancer de manière plus maligne et intelligente avec des partenariats et la constitution d’un groupe de roboticiens français. Même si la feuille de route de la Direction générale de l'armement (DGA) et l’État-major de l'Armée de Terre (EMAT) n’est pas encore claire, nous avançons ensemble sur de nombreuses problématiques, notamment la promotion de l’excellence française à l’export ou encore l’avenir de la robotique terrestre.

Vous sentez-vous soutenu par le Ministère des Armées ?

Aujourd’hui, être soutenu, je ne sais pas trop ce que ça veut dire. Beaucoup de challenges et d’expérimentations sont lancés. Mais, encore une fois, nous ne voyons pas de feuille de route claire de la part de la DGA et de l’EMAT.

C’est pour cette raison que Shark Robotics prend le chemin d’une entreprise civilianisée où 4/5e de ses revenus proviennent du civil. Et nous entendons bien le rester.

Est-ce que les relations sont saines avec les autres acteurs français de la robotique terrestre ?

À partir du moment où la relation est saine et qu’il n’y a pas tentative de cannibalisation, nous savons travailler intelligemment avec les grands groupes. Aujourd’hui, nous avons développé des partenariats de confiance avec Safran, où nous sommes complémentaires sur le positionnement de nos offres, ou encore avec Orano, à qui nous fournissons des robots pour effectuer des missions en zones contaminées.

Où en êtes-vous de vos expérimentations avec Safran, l'Armée de Terre et la task force Vulcain ?

L’expérimentation avec Safran porte sur le développement et l’intégration de briques d’intelligence artificielle, notamment à travers notre plateforme BARAKUDA. La finalité étant de soulager le fantassin ou le chef de groupe afin que la machine effectue un maximum de choses de manière autonome.

Vulcain continue de tester des plateformes diverses et variées, notamment israéliennes. Malheureusement, ce qu’il manque aujourd’hui, c’est une feuille de route. Aujourd’hui, le risque est que le besoin soit promu ou donné par le constructeur et non par les armées. Nous regardons ces expérimentations un peu de loin.

Où en êtes-vous de votre robot qui permettra de ravitailler en carburant le démonstrateur d'étage réutilisable Themis d'ArianeGroup, dont les tests en vol auront lieu début 2024 ?

Effectivement, nous développons un robot de ravitaillement pour le lanceur Themis dans le cadre du projet européen Salto. Nous sommes en plein sur la roadmap projet et développement. Celui-ci permettra de ravitailler de manière automatique le lanceur avant décollage et à l’atterrissage. Le but étant d’augmenter le niveau de sécurité du lanceur ainsi que l’efficience avant un nouveau départ. C’est un programme d’envergure au niveau européen, car demain ce sera potentiellement le concurrent de SpaceX.

Rencontrez-vous des difficultés avec vos partenaires français, à qui vous avez sous-traité la production en série de vos robots, suite à l'inflation et aux pénuries de matières premières et de composants électroniques ?

Les approvisionnements sont complexes car certains composants électroniques viennent d’Asie. Les Chinois sont malins, ils font de la négociation au chéquier : le premier qui paye est le premier servi. Et autre problématique importante pour une entreprise industrielle comme la nôtre : le prix de l’énergie. Nous sommes toujours à des niveaux très supérieurs par rapport à 2021.

Quand vous agglomérez tous ces points, vous vous retrouvez avec des difficultés. Pour les entreprises françaises cela se traduit par un flux de trésorerie [cash flow] qui diminue, des efforts financiers plus importants et parfois une difficulté à répercuter cette inflation sur les prix proposés aux clients.

En France, nous avons une grande problématique de montée en puissance des PME pour les transformer en ETI.

Cyrille Kabbara, Shark Robotics

Quel regard portez-vous sur "l’économie de guerre" ?

En France, nous avons une grande problématique de montée en puissance des PME pour les transformer en ETI. C’est le mal français vis-à-vis des Allemands. Aujourd’hui, il y a double-effet sur les programmes d’armement. D’un côté, le ministère des Armées demande de la réactivité aux grands groupes et leurs sous-traitants et de l’autre, nous avons des latences qui sont énormes. Cette réactivité passe aussi par la capacité d’aller vite et de faire preuve de plus souplesse sur des programmes qui ne sont pas forcément ceux du Rafale.

La thèse que je défends, c’est que les PME sont taillées pour aller plus vite que les grands groupes car ceux-ci font face à plus de lenteur et d’inertie. Donc, quand vous voulez aller vite sur le plan industriel, et c’est comme à l’armée avec ses unités spécialisées pour des opérations délicates, vous faites appel à des PME. Ces dernières ont la chance d’avoir la souplesse et l’agilité pour réduire les temps de développement. Demain, est-ce que la DGA sera capable de faire davantage confiance aux PME pour aller plus vite et non pas aux grands groupes ? Aussi, sera-t-elle capable d’augmenter ce niveau de confiance pour que demain les PME puissent devenir des ETI et grossir grâce à des contrats en direct ? Ce sont pour moi deux enjeux majeurs dans le financement de cette "économie de guerre".

Robot pompier Colossus de Shark Robotics
Le COLOSSUS est un robot pompier polyvalent destiné aux zones à risque. ©BSPP

Quels sont vos objectifs à horizon 2025 ?

Notre objectif principal est de devenir le leader mondial de la robotique terrestre en environnements hostiles. Nous voulons continuer à sauver des vies grâce à la technologie.

Notre souhait est de standardiser de nouveaux partenariats en France, tant avec des unités régulières de l’armée française qu’avec le ministère de l’Intérieur. Pour faire valoir nos produits à l’étranger, nos produits doivent avoir convaincu sur le marché français. Il faut donc qu’il y ait un véritable soutien, non pas par cette espèce de chimère qu’est la subvention, mais par des contrats fermes. À l’export, une subvention n’est pas valorisable. Aujourd’hui, nous faisons près de 70% de notre revenu à l’export : nous aimerions bien que cette part sur le marché domestique augmente.

Côté recrutement, les équipes de Shark Robotics vont encore s’étoffer. En tant que chef d’entreprise, je suis heureux d’entendre parmi mes collaborateurs - parfois assez jeune - qu’ils travaillent au service d’une cause qui les transcende. Pour la plupart, c’est important de savoir que nos technologies permettent de sauver des vies.

Vous avez passé neuf années au sein de l’institution militaire. Comment votre expérience dans l'armée a-t-elle influencé votre approche dans la conception de produits dédiés à la défense ?

Quand j’étais déployé sur le terrain, il y avait une certaine défiance vis-à-vis de la robotique. Cette défiance s’explique par le fait que de nombreux laboratoires ont mis en avant trop tôt l’aspect intelligence artificielle et en mettant de côté la partie fiabilité. Un militaire, la plupart du temps, a les pieds dans la boue. Il veut donc savoir si votre technologie est "musclée". Quand, au bout de quelques jours, votre robot a déjà perdu une roue ou que sa batterie est à plat après deux heures d’utilisation, une défiance s’installe. Ce qui fait dire de manière pragmatique au militaire que votre technologie va lui faire perdre du temps et l’alourdir.

Grâce à mon expérience à l’armée, j’ai préféré commencer par faire de la mécatronique fiable et résistante, et développer des systèmes de téléopération simples, avant de proposer ou vendre de l’intelligence artificielle. L’aspect cognitif est important pour l’opérateur car il bénéficie de son expérience. Il doit avoir confiance en la machine tout comme il a confiance en son fusil. C’est ça qui prime. Chez Shark Robotics, nous avons souhaité commencer par de l’évangélisation et de la pédagogie en mettant autour de la table des opérateurs, que ce soit de la Brigade de sapeurs-pompiers de Paris (BSPP) ou des forces spéciales. La robotique peut effectivement faire des choses de manière autonome grâce à l’intelligence artificielle, mais elle doit, dans un premier temps, soulager la vie des opérateurs.

Lorsque vous développez un produit, vous devez faire preuve d’humilité en tant qu’industriel. L’industriel n’est pas un sachant. Il est capable de produire mais celui qui possède le savoir et l’expertise est celui qui a les pieds dans la boue.

Quels conseils donneriez-vous aux militaires intéressés par une carrière dans l'industrie de la défense ?

Je ne peux que les encourager à le faire. L’industrie de défense a besoin d’avoir les pieds sur terre. Certes, il faut des scientifiques, mais il faut aussi des conseillers et de l’expertise technique qui viennent du terrain. La guerre se fait dans la boue et dans des conditions difficiles. Et cet apprentissage du terrain et du Système D déployés au sein de l’armée française sont importants aussi pour la BITD.

J’ajoute que le pôle Défense mobilité doit prendre plus de responsabilités et institutionnaliser ces passerelles vers le monde de l’industrie de défense.

Avez-vous un livre de chevet à conseiller à nos lecteurs ?

Je leur recommande la lecture du livre Conseils d’équipage rédigé par le colonel Maurice De Saint Victor (ancien chef de corps du 2e régiment de hussards). Nous y retrouvons toutes les recommandations à suivre pour être un bon chef de groupe et décider dans l’incertitude. Et ça c’est très important, en tant que chef de groupe, de section ou d’entrepreneur. Il faut perpétuellement résoudre des problèmes et surtout décider dans l’incertitude. Et c’est dans cela que je trouve ce livre intéressant, c’est qu’il y a beaucoup de choses connexes.

Par OpexNews