“Celui qui excelle à résoudre les difficultés le fait avant qu'elles ne surviennent.” Tel pourrait être le nouveau mantra de la Direction générale de l'armement (DGA) qui se doit d'opérer un changement profond de culture afin de ne pas rater les futurs virages technologiques ou bouleversements sociétaux.
Arrivé à sa tête l'été dernier, Emmanuel Chiva doit faire face à une période dense : cessions d'armes à l'Ukraine, économie de guerre, entrée en loi de programmation militaire (LPM) ou encore transformation de la DGA.
Technologisme, plan Impulsion DGA, enjeux RH, exportations des PME de la défense ou encore prise de risques du Ministère des Armées, Emmanuel Chiva fait le point sur les futurs enjeux de la DGA et de l'industrie de défense.
Que vous apportent vos expériences d'entrepreneur et ancien directeur de l'Agence de l'innovation de défense au sein de la DGA ?
Tout d’abord, elles m'apportent une connaissance du terrain et de la réalité de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Certes, nous parlons beaucoup des grands maîtres d'œuvre, mais il ne faut pas oublier les 4 000 PME qui constituent aussi cette base industrielle. Elles sont incontournables.
J'arrive à ce poste avec une approche différente de la prise de risques. Je pense que le Ministère des Armées est essentiellement le ministère du temps long. Pour autant, celui-ci doit pouvoir faire des paris rapidement et prendre des risques, sous peine d'être déclassé. Quand on prépare l'avenir, il faut arriver à se dire que tout n'est jamais certain. On peut faire des paris, des prototypes et de l'innovation et se tromper ; on peut encourager l’audace, la prise de risque et tolérer davantage l’échec. Cela n’est pas toujours un automatisme au sein de nos services qui œuvrent pour le Ministère des Armées, alors que, paradoxalement, nos soldats prennent des risques tous les jours sur les théâtres d'opérations.
À cet égard, la DGA a les atouts pour pouvoir évoluer et travailler avec des temporalités différentes. Ne misons pas uniquement sur l'instantané mais pensons aussi agilité et réactivité. C'est finalement l'autorité technique qu'est la DGA, avec l'autorité d'emploi que sont l'État-Major des Armées (EMA) et les états-majors d’armées, qui peuvent donner cette impulsion pour aller plus loin.
Sur quelles technologies le Ministère des Armées doit-il prendre des risques ?
Sur toutes les technologies. Si nous nous mettons les "ceintures et bretelles" à chaque fois que nous faisons un démonstrateur ou un dérisquage de technologie, ça ne fonctionnera pas.
Je vais prendre l'exemple des derniers appels à projets dans le domaine des munitions téléopérées (COLIBRI et LARINAE). Plutôt que de sur-spécifier, nous avons simplifié le cahier des charges en donnant principalement des orientations sur les effets à obtenir. Nous avons proposé aux industriels, PME et startups de faire preuve de créativité afin de nous proposer des technologies auxquelles nous n'aurions pas pensé. Certes, c'est une approche que nous ne pouvons pas avoir avec un sous-marin à propulsion nucléaire, mais nous pouvons l’appliquer à de nombreux domaines. Nous pourrons ainsi avancer plus vite et faire des paris sur des technologies.
Si nous ratons un virage technologique, il sera difficile de le rattraper. Mieux vaut miser sur une société ou une technologie en phase très amont plutôt que d'attendre quelque chose de parfait qui n'arrivera jamais.
Quels sont les chantiers de transformation que vous souhaitez prioriser ?
La DGA n'est pas seulement un gestionnaire de projets complexes ou une centrale d'achats. C'est aussi et surtout une expertise technique – composée de 4500 personnes avec des savoir-faire et des moyens d'essais rares voire uniques en Europe – et donc avec la capacité de faire de l'ingénierie et de la maîtrise d'œuvre de bout en bout, et pas uniquement de la maîtrise d'ouvrage. Aujourd'hui nos industriels sont à l’initiative pour développer les briques technologiques qui composent nos grands programmes. Nous devons nous assurer de leur cohérence d’ensemble, au sein de chaque grand programme, mais encore plus entre les grands programmes, pour être capables de maîtriser la complexité de bout en bout de nos systèmes, qui évoluent vers de véritables “systèmes de systèmes”. C’est à la DGA de garantir vis-à-vis des armées une performance globale, sur une chaîne complète allant du décideur jusqu’à l’effecteur. Par exemple, les enjeux de la connectivité illustrent bien cette difficulté.
Nous devons aussi répondre au juste besoin des forces et donc encore mieux les connaître. Il est nécessaire d'accroître notre surface d'échange avec les armées, être capable d'intégrer plus d'ingénieurs civils et militaires au sein des armées et réciproquement, accueillir au sein de la DGA des officiers et sous-officiers qui permettront d'accroître cette "communauté de destin" entre nos armées et la DGA.
La simplification des processus, notamment internes à la DGA, est l'une de mes priorités. L’objectif est de simplifier les méthodes et les procédures de conduite des programmes d’armement. Plusieurs réflexions en cours portent notamment sur la réduction des exigences documentaires, et la simplification de l’expression de besoins.
Nous étudions aussi la possibilité de concevoir des systèmes d’armes plus simples, plus standardisés. Il ne s’agit pas de dégrader la performance des équipements militaires mais d’analyser systématiquement les fonctionnalités les plus couteuses pour s’assurer de leur utilité. Ceci dans le but de diminuer le coût unitaire du système d’arme et d’accélérer développement et livraison aux armées. Tout cela doit se faire sans empiéter sur la sécurité pour autant.
Par ailleurs, nous devons nous ouvrir davantage. Je pense tout particulièrement aux parcours professionnels que nous proposons à nos personnels pour les faire monter en compétence selon leurs appétences et les besoins de l’institution, avec des passages possibles dans l’industrie. Aujourd'hui, nous avons des allers mais pas systématiquement de retours, donc charge à nous de savoir ré-accueillir et valoriser le fait que les gens sont allés à l'extérieur (industrie, entreprenariat, fonds d'investissement, autres ministères ou agences) et ont acquis des compétences supplémentaires qui s'avèrent très utiles lorsqu'ils reviennent à la DGA. Nous devons nous ouvrir aussi au fait que les gens de l'extérieur, et de l’industrie en particulier, puissent passer quelques temps chez nous, dans les règles d'éthique et de déontologie qui s'imposent, et devenir les “ambassadeurs” de la culture DGA.
Nous ne pouvons pas aborder les guerres de demain avec les équipements d’hier. L’expertise scientifique et technique de la DGA nous donne cette capacité de faire de l'anticipation stratégique par le prisme de la technologie, de préparer le futur des systèmes de défense en développant les systèmes dont nous aurons besoin demain. Sur ces enjeux, la DGA doit se synchroniser avec les autres entités du Ministère des Armées et de l’État en charge de la prospective et de la géopolitique.
Pour finir, le rayonnement de la DGA est un chantier très important. Nous sommes une entité d’un peu plus de 10 000 personnes qui doit recruter, fidéliser et attirer, et c'est difficile de le faire quand peu de gens nous connaissent.
La DGA est une institution qui est regardée et reconnue.
Emmanuel Chiva, délégué général pour l'armement
Avez-vous des difficultés à recruter ? Combien de postes seront ouverts en 2023 ?
Nous prévoyons de recruter près de 1 000 personnes en 2023, dont environ 750 ingénieurs et techniciens civils. Dans certains domaines en tension, comme le numérique ou la cybersécurité, nous rencontrons des difficultés à recruter. Aujourd'hui, nous avons besoin de pouvoir recruter des ingénieurs ; ceux-ci hésitent entre la DGA, des startups, des PME, d'autres entités de l’État ou des grandes entreprises françaises et internationales, avec des conditions qui ne sont pas les mêmes. Nous en avons conscience.
Je souhaite que nous “ouvrions les portes et les fenêtres” de la DGA, valorisions la possibilité de mener des carrières exceptionnelles au sein de notre maison, que l’on soit ingénieur civil ou militaire. Je suis très attaché à cette spécificité militaire de la DGA qui est un facteur d'attractivité et de rayonnement.
Nous avons un travail à faire sur la communication. À chaque fois que je visite un centre d’expertise, je me dis que nous avons des moyens d’essais remarquables mais méconnus. Nous avons des centres et des capacités d’expertise, charge à nous de le faire savoir et de faire connaître toutes les singularités et unicités de cette maison que d'autres pays nous envient. La DGA est une institution qui est regardée et reconnue.
Difficultés d'approvisionnement en composants électroniques et en matières premières, manque de mains d’œuvre... Face à l'inflation, quel est votre degré d'inquiétude quant à la capacité de résistance des entreprises de la BITD ?
Nous avons passé le cap de l'inquiétude. Aujourd'hui, nous sommes dans l'action. Le président de la République a lancé en juin cette réflexion sur “l’économie de guerre” lors de son discours au salon d’armement Eurosatory. En septembre, le ministre des Armées Sébastien Lecornu a ouvert ce chantier pour trouver des mesures concrètes et rapides dans leur mise en œuvre pour régler ces problèmes.
Jusque récemment, la production et les stocks n’intéressaient personne. Faire des stocks c'était faire de la mauvaise gestion. Aujourd’hui, leur caractère déterminant est mieux appréhendé. De fait, négliger les questions des stocks et de la production contraindrait la capacité de notre outil industriel, sa capacité à répondre à l’entrée dans un engagement majeur.
Le dialogue entre DGA, états-major des armées et industrie a permis d'identifier un certain nombre de freins, que ce soit à la DGA (simplification des exigences, nouveau mode de passation des contrats, réduction des exigences de documentation ou adaptation des normes et certifications) et du côté de l'industrie (être capable d'anticiper les montées en cadence de l'outil de production, constituer des stocks).
Avec le retour de la haute intensité, comment résoudre le dilemme entre masse et technologie ?
C'est toute la question de l'analyse de la valeur. Quand nous lançons un programme ou l'étude d'un système d'arme, nous devons nous poser la question de savoir si ce sont des choses extrêmement sophistiquées ou simplement adaptées aux besoins qui nous intéressent.
Le critère coût-performance-délai doit être analysé. Nous pourrons répondre à cette question grâce à la systématisation de cette approche d’analyse de la valeur. Et c’est par cet examen-là que nous pourrons arbitrer, avec les forces, entre faire des équipements jetables en grande quantité, ou bien des systèmes extrêmement sophistiqués, car les exigences opérationnelles nous l'imposeront.
Est-ce possible de concilier la souveraineté française à la constitution de la BITD européenne ?
La souveraineté n'est pas antinomique de la constitution d'une BITD européenne puisque celle-ci concoure à l'autonomie stratégique européenne. La souveraineté de l'Europe est la composante de l'Europe de la défense vers laquelle nous souhaitons tendre. Si nous faisons des programmes en coopération, ce n'est pas uniquement pour mutualiser : nous pensons que cela conforte l'autonomie stratégique européenne du point de vue de ses capacités de défense et de production des équipements militaires. Il nous appartiendra ensuite de définir ce qui relève de la souveraineté nationale et ce qui peut être fait à l’échelle européenne avec nos partenaires. L’autonomie stratégique, c’est pouvoir choisir ses dépendances.
Il est une innovation qui apportera une vraie révolution, c'est le quantique et ce sur l'ensemble des domaines de la défense.
Emmanuel Chiva, délégué général pour l'armement
Comment renforcer la place des PME et ETI dans les exportations de défense ?
Dans cette nouvelle stratégie d'accompagnement de l'industrie de défense que nous souhaitons mettre en place, le soutien à notre BITD et à nos PME, la création et la valorisation de filières et la constitution d'équipes capables d'être performantes à l'export font partie de nos préoccupations. Il sera nécessaire de passer aussi par une transformation, au sein de la DGA, de la manière dont nous traitons la notion “d'industries” de défense.
Où en est l'affaire Exxelia ?
Exxelia est un fournisseur important en composants électroniques passifs pour les systèmes d'armes. Il n'y a pas eu d'offre française de reprise à la hauteur de la valorisation de l’entreprise mais ce n'est pas pour autant que nous laissons filer “une pépite technologique” à l'étranger. Nous sommes actuellement en discussion pour mettre en place, comme la loi nous le permet, des conditions extensives, illimitées dans le temps, permettant de préserver nos intérêts de défense et de sécurité dans la reprise d'Exxelia. Tout se passe de manière complétement concertée entre nous, l'investisseur actuel et le potentiel repreneur et les services de la direction générale du trésor.
Quelle est l'innovation qui décidera du futur de la supériorité technologique du champ de bataille ?
Il y a un certain nombre de game changers. Mais il est une innovation qui apportera une vraie révolution, c'est le quantique et ce sur l'ensemble des domaines de la défense. Par exemple, dans le domaine des capteurs quantiques (la géolocalisation, la navigation, les gravimètres à atomes froids) où la France est particulièrement en avance. Ou encore le domaine de la sécurisation des réseaux de communication et la cryptologie dont la cryptographie post-quantique, qui est une priorité immédiate pour nous. L'hybridité de la menace nous amène à devoir réagir et anticiper cette cryptographie post-quantique. Le pays qui se dotera de ces capacités en premier aura un avantage sur les autres et en plus ne le dira pas. Nous surveillons cela de très prés.
Et l'énergie ?
Dans ce domaine, les sujets sont multiples : résilience de nos systèmes, réductions de notre empreinte énergétique et de notre dépendance aux énergies fossiles ou encore gain opérationnel des véhicules à hydrogène et hybrides.
De notre côté, il n'y a aucun intérêt opérationnel à avoir des systèmes qui ne sont pas sobres de manière énergétique. Nous avons un problème de dépendance aux énergies fossiles ainsi qu'un problème d'énergie lié à de nouvelles technologies. Si nous souhaitons développer des armes à énergie dirigée, il faut pouvoir stocker et libérer de grande quantité d'énergie et cela ne se fait pas très facilement avec les technologies actuelles.
Par ailleurs, dans l'un des derniers scénarios envisagés par la Red Team de l'Agence de l’innovation de défense, il y a toute une réflexion sur l'énergie, notamment la dépendance aux énergies fossiles. J'en conseille la lecture à vos abonnés.
Pouvez-vous citer deux start-ups françaises qui vont révolutionner l'art de la guerre ?
Je ne sais pas si elles vont révolutionner la défense, mais je peux citer deux sociétés qui portent des projets très prometteurs.
Cailabs est une entreprise d’optiques qui conçoit, fabrique et vend des composants et sous-systèmes optiques innovants. Elle a conçu une station-sol optique, intégrant une technologie unique de compensation des turbulences atmosphériques, qui rend possible des liaisons laser Terre-espace rapides et fiables. Il s’agit d’une innovation essentielle dans un contexte où les communications lasers sont amenées à se développer fortement en raison de la saturation croissante des fréquences radios. C’est pourquoi le fonds d'investissement du ministère des Armées Definvest, géré par Bpifrance en concertation avec la DGA, vient d’effectuer sa deuxième prise de participation au capital de Cailabs à l’occasion d’une récente levée de fonds destinée à soutenir l'expansion de ses activités.
Unseenlabs développe une constellation de nano-satellites permettant, grâce à l’analyse des signaux radio passifs, de détecter et d’identifier les navires, y compris les “non coopératifs” qui éteignent leurs balises de géolocalisation. Ce service opérationnel de surveillance maritime possède qui plus est une couverture mondiale. Il s’agit d’une solution très utile pour renforcer notre connaissance de la situation maritime, en particulier en haute mer, y compris dans les zones où nous ne disposerions pas de capteurs. Dès 2018, Unseenlabs a été l’une des premières sociétés à bénéficier d’un investissement du fonds Definvest.
Avez-vous un livre de chevet que vous souhaiteriez conseiller à nos lecteurs ?
Il en est un qui m'a marqué à la fois en livre et en film, c'est L’Étoffe des héros de Tom Wolfe. Il décrit, de manière romancée, mais très exacte, la course aéronautique et spatiale. Ça montre ce dont un pays est capable lorsqu'il se donne vraiment les moyens de ses ambitions. C’est l'un de mes livres de chevet et c'est le film que j'ai le plus regardé. C'est une œuvre qui est ancrée dans ma culture. Et dans un tout autre genre, un grand classique, Cyrano de Bergerac.