L’essor des drones sur les théâtres d’opérations militaires a radicalement transformé la manière de conduire la guerre. En Ukraine comme en Russie, ces engins volants sont devenus omniprésents, utilisés à tous les niveaux tactiques pour la reconnaissance, l’attaque et la surveillance. Plus qu’un simple outil, le drone est désormais une arme à part entière, modifiant en profondeur les stratégies militaires. Pour le colonel Pierre Santoni, dans son ouvrage Chefs de guerre au combat, cette « dronisation de la guerre est le fait majeur sur le plan tactique de ces dernières années ».
Des drones omniprésents, du champ de bataille aux stratégies militaires
Sur le terrain, l’armée ukrainienne a su tirer parti de la prolifération des drones pour compenser en partie son infériorité numérique face aux forces russes. La guerre en Ukraine est l’une des premières « guerres des drones », où ces engins sont utilisés à une échelle inédite. Depuis 2022, les forces ukrainiennes ont intégré massivement des drones de reconnaissance, de frappe, et même des drones kamikazes tels que les Switchblade et les Warmate. Les drones FPV (First Person View), capables de réaliser des frappes chirurgicales grâce à leur maniabilité immersive, se sont imposés comme une innovation tactique majeure.
Cette diversification des drones est visible à tous les échelons tactiques. Des microdrones de section aux engins de brigade, chaque unité bénéficie de capacités inédites. En décembre 2023, l’armée ukrainienne s’est fixée pour objectif de former 10 000 pilotes en dix mois, dont 2 000 spécialisés dans les drones FPV, malgré la complexité du maniement de ces appareils. Cette immersion permet une manœuvrabilité accrue et des frappes chirurgicales sur des cibles complexes comme un moteur de char ou une tourelle.
Pour le colonel Santoni, l’arrivée du minidrone « impose sinon de changer la doctrine d’emploi des petites unités, du moins de l’adapter à une évolution qui peut largement être comparable à l’arrivée de la mitrailleuse sur le champ de bataille ». Cette comparaison souligne la rupture profonde qu’entraîne cette technologie : comme la mitrailleuse en son temps, le minidrone modifie non seulement les capacités de frappe mais aussi la manière même d’appréhender les combats rapprochés.
La Russie s’adapte à la guerre des drones
Face à cette transformation, la Russie n’est pas restée passive. Depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022, l’armée russe a, elle aussi, largement intégré les drones dans ses opérations tactiques. L’armée russe utilise désormais un large éventail de drones pour des missions de reconnaissance, de frappes en profondeur et même d’opérations de brouillage. Parmi les modèles les plus courants, on trouve les drones Orlan-10 pour la reconnaissance et le ciblage d’artillerie, ainsi que des drones kamikazes comme les Lancet, capables de frapper des cibles précises derrière les lignes ennemies.
L’armée russe exploite également des drones fournis par ses partenaires stratégiques, notamment l’Iran et la Chine. Les drones Shahed-136, utilisés pour des frappes de saturation, et les Zala, employés pour la reconnaissance tactique, illustrent cette coopération technologique. Cette capacité d’adaptation témoigne de la volonté russe de répondre à l’avantage technologique ukrainien par l’intégration de nouveaux moyens aériens.
L’Ukraine et la Russie sont ainsi engagées dans une véritable course à la dronisation, où chaque camp cherche à maintenir un avantage tactique par l’innovation technologique. La Russie, notamment, développe des systèmes de guerre électronique capables de brouiller les communications des drones ennemis, limitant ainsi leur efficacité sur le terrain.
Un défi pour les armées modernes : intégrer la dronisation dans les doctrines
L’armée de Terre française prend également la mesure de cette révolution. Pour répondre aux enjeux de formation, elle a créé une École des drones (EDD), devenue autonome en juillet 2023. Selon le colonel David Kaufmann, chargé du développement capacitaire, « il nous faut donc rapidement monter en gamme dans la formation initiale des opérateurs de drones ». L’EDD forme désormais aussi bien des militaires français que des personnels des Nations unies et du ministère de l’Intérieur. Son approche décentralisée permet de diffuser les compétences au plus près des unités.
Pour le colonel Santoni, la clé réside dans un changement culturel profond : « Basculer en esprit startup, changer la manière de former les soldats et les cadres d’active mais aussi les réservistes reste un défi pour les institutions militaires confrontées à un nécessaire besoin d’adaptation en ressources humaines d’instructeurs, en moyens disponibles, en temps de formation, mais aussi en doctrine d’emploi et donc en éventuelle réorganisation des unités. » Ce constat traduit la nécessité d’un aggiornamento pour les armées européennes encore figées dans des schémas classiques de formation.
L’Ukraine, quant à elle, a intégré cette transformation en misant sur la flexibilité et l’agilité. Les drones sont utilisés non seulement pour l’artillerie ou la reconnaissance, mais aussi pour des opérations nocturnes et des frappes en profondeur. Cette approche tactique multiplie les capacités d’action des petites unités, rendant la guerre plus dynamique et moins prévisible pour l’adversaire.
Par ailleurs, l’usage de drones navals et terrestres est en pleine expansion. Les drones navals, déjà présents en Ukraine depuis 2022, permettent des frappes en profondeur depuis les côtes, tandis que les drones terrestres, bien que plus complexes à déployer, renforcent la polyvalence des unités mécanisées. Les armées modernes doivent donc s’adapter rapidement, non seulement en matière de formation, mais aussi en intégrant ces nouvelles capacités dans leurs doctrines d’emploi.
Vers une mutation durable des pratiques militaires
Les drones sont devenus incontournables sur les champs de bataille contemporains, redéfinissant les stratégies militaires par leur polyvalence et leur capacité à mener des frappes chirurgicales. En Ukraine comme en Russie, ils incarnent une nouvelle forme de guerre asymétrique, où la technologie supplée à la masse. La vitesse avec laquelle ces armées se sont adaptées souligne l’importance de l’agilité doctrinale et de la capacité à intégrer des innovations civiles dans le domaine militaire.
Pour les armées occidentales, notamment françaises, la dronisation reste un défi organisationnel et doctrinal majeur. La mise en place d’une formation dédiée et la création de modèles opérationnels hybrides, alliant souplesse et rigueur tactique, sont indispensables pour maintenir une capacité d’action face aux nouveaux paradigmes de la guerre.
La dronisation n’est pas qu’une tendance passagère, mais bien une transformation en profondeur de l’art de la guerre. Pour rester pertinentes, les armées doivent non seulement investir dans les technologies mais aussi, et surtout, adopter une approche stratégique souple, capable d’anticiper les ruptures technologiques. Ceux qui sauront tirer parti de cette révolution, comme l’Ukraine et la Russie, garderont une longueur d’avance sur les champs de bataille du futur.
Photo Drone NX-70 © Novadem