Dassault Aviation a-t-il raison de pousser la table et de rappeler que la France « saura faire un avion de chasse seule » si la gouvernance du SCAF (Système de Combat Aérien du Futur) ne change pas ? La tentation du coup de semonce est compréhensible : sans chef d’orchestre clairement désigné sur l’avion piloté, le programme se transforme en comité de rédaction. Or un avion de supériorité, ce n’est pas une synthèse : c’est une architecture, des arbitrages, des responsabilités et un rythme.
Confier le manche à celui qui « sait faire »
Sur le fond, la ligne de Dassault Aviation s’appuie sur trois arguments solides. D’abord, la compétence : l’avionneur a conçu, produit, exporté et fait évoluer un chasseur de référence, le Rafale, tout en menant des coopérations ciblées – le démonstrateur Neuron n’a pas déraillé parce que le maître d’œuvre était identifié. Ensuite, l’efficacité : un « co-leadership » à trois sur l’ingénierie de l’avion multiplie les interfaces, dilue l’autorité technique et fragilise les décisions critiques (aérodynamique, intégration capteurs-effets, cycles logiciels). Enfin, l’adéquation opérationnelle : la France a des exigences singulières (dissuasion, opérations embarquées sur le PANG) qui imposent une cohérence de bout en bout. Revendiquer un leadership clair sur le NGF (New Generation Fighter) n’est pas une lubie nationaliste ; c’est la condition pour livrer un système crédible en 2040.
Faut-il, pour autant, jouer la rupture ? C’est là que la tactique montre ses limites. Techniquement, Dassault Aviation, Safran, Thales et la base industrielle et technologie de défense française savent « faire un avion ». Financièrement et politiquement, c’est une autre histoire : un système de combat de 6e génération n’est pas un simple successeur du Rafale, c’est un « système de systèmes » – chasseur, drones d’accompagnement, cloud de combat, capteurs, armements. Le ticket d’entrée, les risques calendaires, les coûts de possession et la masse critique d’usages opérationnels plaident pour une coalition… à condition qu’elle soit pilotable.
La menace de « faire seul » a une utilité : rendre crédible la « meilleure alternative » dans une négociation grippée. Elle permet de réancrer la discussion sur la gouvernance réelle, pas sur les slogans du « 33/33/33 ». Elle rappelle aussi que le temps est un coût : ajouter un an pour décider qui décide, c’est en retrancher deux à l’ambition. Mais si l’on pousse le curseur trop loin, l’effet boomerang guette. Berlin cherchera des portes de sortie, l’option d’une recomposition avec Madrid ou de nouveaux partenaires (Suède ou Royaume-Uni selon les rumeurs) ressurgira, et l’Europe se retrouvera avec deux demi-programmes : inefficaces, redondants, et chacun trop pauvre pour être à la hauteur des défis américain, chinois et russes.
« Best athlete » sur l’avion, équilibrer le reste
La bonne question n’est donc pas « rupture ou reddition », mais « pression suivie d’une offre ». En clair : Dassault Aviation a raison d’exiger un leadership net sur l’avion piloté – c’est la pièce maîtresse et l’architecte doit être unique. À lui de transformer cette ligne rouge en proposition positive et chiffrée. Comment ? Par un paquet de concessions et de garanties qui rendent l’équation « gagnable » pour les partenaires sans dénaturer le cœur du projet.

D’abord, une matrice de gouvernance lisible : responsabilité d’architecture et d’intégration NGF chez Dassault Aviation, comités techniques à responsabilité limitée (pas de droit de veto dilatoire) et « single point of accountability (SPA) » par pilier. Ensuite, un rééquilibrage assumé sur d’autres piliers (capteurs, cloud de combat, essaims de drones) pour offrir à l’Allemagne et à l’Espagne des zones de leadership industriel, avec des jalons, des critères de performance et des pénalités en cas de dérive. Troisièmement, une propriété intellectuelle clarifiée : ce qui est souverain reste souverain ; ce qui est co-développé est partageable ; ce qui est intégré suit des interfaces publiées et stables. Quatrièmement, un calendrier sous contrainte : décision politique verrouillée à court terme, lancement de la phase démonstrateur avec points d’arrêt, et un pilotage « par les essais » (vols d’architecture, démonstrations incrémentales) pour éviter la grande messe en 2030.
Reste la politique. Et l’argent. La France ne peut pas porter seule le pic de dépenses d’un tel programme sans sacrifier d’autres priorités de la LPM. L’Allemagne ne peut pas justifier un cofinancement massif sans visibilité industrielle concrète. La sortie est connue : un accord de gouvernance qui permette à Paris de répondre à ses exigences opérationnelles, et à Berlin comme Madrid d’ancrer emplois et savoir-faire sur des briques clés du système. Autrement dit, « best athlete » sur l’avion ; « best athlete » aussi sur d’autres piliers – mais avec un arbitre qui tranche vite quand ça coince.
L’Europe n’a pas les moyens d’un match retour
Dans cette perspective, la tactique actuelle de Dassault Aviation est utile… si elle reste une tactique. Elle fixe la valeur plancher : pas de NGF viable sans un maître d’œuvre clairement responsabilisé. Elle rappelle aussi la valeur temps : si l’on veut un premier vol de démonstrateur dans la décennie, il faut décider maintenant. Mais elle devient risquée si elle se fige en posture. Car une menace n’est crédible que si l’on peut – et veut – l’exécuter. Or un « aller-seul » français pur et dur priverait le programme de l’effet d’échelle, affaiblirait l’interopérabilité européenne et fracturerait le message stratégique face à Moscou, Pékin et Washington.
Verdict : sur le ring, Dassault Aviation marque des points. La pression était nécessaire pour sortir d’un compromis mou, mortel pour la performance. Gagnera celui qui proposera le meilleur « atterrissage » : un leadership net sur l’avion, un partage équilibré sur les autres briques, et un gouvernail politique assumé au plus haut niveau pour tenir le calendrier. À ce prix-là, la tactique de Dassault Aviation ne sera pas seulement la bonne : elle aura été la bonne au bon moment. Sans cet atterrissage, elle restera un joli uppercut… avant un match retour dont personne, en Europe, n’a réellement les moyens.
Photo AFP © Georges Gobet