On peut lire Pour le succès des armes de la France (Fayard) comme un essai stratégique. On peut aussi le lire comme autre chose : une longue lettre ouverte aux Français, aux élites politiques… et, en filigrane, comme une quasi-candidature à l’élection présidentielle de 2027. Le général Pierre de Villiers ne le dit jamais, mais la manière dont il enchaîne diagnostic, vision, calendrier et chiffres ressemble beaucoup plus à un projet de gouvernement qu’à un simple livre d’analyse.
« Je n’ai pas été limogé »
Dès les premières pages, l’ancien chef d’état-major des Armées (2014-2017) revient sur sa démission, qu’il présente comme un acte de conscience plutôt que comme un limogeage. Il insiste : le 13 juillet, après les propos d’Emmanuel Macron, « le lien de confiance était rompu », et surtout l’incohérence entre menaces, missions et moyens devenait, à ses yeux, intenable. Ce rappel n’est pas anecdotique : il sert de fil rouge. Huit ans plus tard, explique-t-il, le « réveil » présidentiel sur la guerre et le réarmement lui donne raison a posteriori, mais trop tard.
L’esprit de défense de notre pays a été fortement amoindri. Le creuset national s’est fracturé. […] Le patriotisme est devenu ringard, inutile et réactionnaire, voire extrémiste. Notre pays peu à peu a oublié la guerre. – Pour le succès des armes de la France
Le livre se déploie alors comme une longue démonstration d’une idée simple : la situation actuelle n’est « en rien une surprise stratégique ». La France et l’Europe, aveuglées par la « mondialisation heureuse », l’illusion d’une paix définitive et le confort d’un parapluie américain, ont désarmé méthodiquement pendant trente ans. De Villiers rappelle la baisse de l’effort de défense, le rôle de Bercy comme « ligne Maginot » budgétaire, la préférence constante pour la gestion plutôt que pour la vision. C’est sans doute là que le livre est le plus convaincant : sur ce terrain, il parle d’expérience, chiffres, réunions et arbitrages à l’appui, et la critique du sous-investissement de long terme est difficile à balayer.
L’Europe face à ses aveuglements
Au cœur du propos, il y a un triptyque : terrorisme islamiste radical, retour des États-puissances, accélération technologique. Le saint-cyrien (promotion Capitaine Henri Guilleminot) insiste sur le fait que ces deux « lignes de conflictualité » sont distinctes mais non disjointes : l’action djihadiste peut être instrumentalisée par des puissances étatiques, et c’est cette zone grise qui caractérise, selon lui, la conflictualité contemporaine.
On retrouve ici ce qui avait fait le succès de ses premiers livres : une capacité à expliquer simplement des notions complexes (dissuasion, haute intensité, surprises stratégiques, économie de guerre) sans jargon inutile. Le lecteur non spécialiste comprend très bien ce que signifie une armée qui « n’a plus d’épaisseur », ce qu’implique un stock de munitions insuffisant, ou pourquoi il faut dix ans pour reconstituer un modèle d’armée crédible. Sur cet aspect pédagogique, le livre est une réussite : on en ressort avec une représentation beaucoup plus concrète de ce que veut dire, très prosaïquement, « faire la guerre » en 2030.
Mais ce diagnostic est aussi profondément noir. L’Europe technocratique est jugée naïve, culpabilisée pour sa myopie passée puis pour son retournement opportuniste. Les élites bruxelloises sont décrites comme celles qui « ont préparé la défaite » avant de tancer les États. Les « experts géostratégiques » médiatiques sont épinglés pour leur déni d’hier et leur virage guerrier d’aujourd’hui. Le tableau est puissant, souvent percutant, mais toujours à charge. Le lecteur pourra y voir une salutaire brutalité réaliste… ou un parti pris systématique qui a tendance à lisser les nuances du débat stratégique.

Réformer l’État pour armer la Nation
Là où le livre bascule clairement du côté du programme, c’est dans la partie consacrée au réarmement. Pierre de Villiers ne se contente pas de dire qu’« il faut plus de moyens ». Il donne des ordres de grandeur, des cibles, un horizon : un budget de défense qui devrait atteindre 100 milliards d’euros à l’horizon 2035 (comme l’ex-ministre des Armées Sébastien Lecornu), soit environ 3,5 % du PIB ; une armée mixte, capable à la fois de projection lointaine et de conflit de haute intensité sur le sol européen ; des stocks de munitions reconstitués, des capacités en drones, en défense sol-air, en renseignement et cyber massivement renforcées.
Que feraient les Français s’ils se trouvaient dans une situation analogue à l’Ukraine ? On me dit que cette question est superfétatoire et irréaliste. Pourtant, quand je vois la brutalité de l’accélération de l’Histoire, je me permets de recommander une certaine prudence dans les prévisions. – Pour le succès des armes de la France
Il détaille les leviers : réforme profonde de l’État pour le recentrer sur ses missions régaliennes, resserrement d’un modèle social jugé hypertrophié, allègement des normes et procédures pour permettre une vraie « économie de guerre », commandes pluriannuelles pour donner de la visibilité à la base industrielle et technologique de défense (BITD). Ce n’est plus seulement un plaidoyer en faveur de la Défense ; c’est une feuille de route budgétaire et administrative.
La force de ce projet tient à sa cohérence interne : partant des menaces, il remonte aux missions, puis aux moyens, puis aux arbitrages budgétaires. La faiblesse, c’est qu’il effleure à peine les conséquences sociales d’un tel basculement. Réduire une partie du modèle social pour financer massivement le régalien n’est pas qu’une équation technique ; c’est un choix de société conflictuel. Pierre de Villiers le sait – il parle de « pleurs et de grincements de dents » – mais reste à distance des contradictions concrètes que cela suppose. En ce sens, son plan ressemble davantage à un discours de campagne qu’à une programmation détaillée : les grandes lignes sont là, les coûts politiques sont moins assumés.
« Réarmer les âmes » : le programme moral de Pierre de Villiers
Le second pilier du livre est le « réarmement moral et civique ». Et c’est probablement la dimension la plus politique du texte. Pour que la France puisse « gagner la guerre avant la guerre », il faut, selon l’ex-CEMA, restaurer l’unité nationale, le sens du service, l’autorité, la transmission, l’amour du pays. On retrouve ses thèmes classiques : critique de l’individualisme, du consumérisme, de la société du « zéro risque » et du « zéro mort », d’une école qui n’enseignerait plus suffisamment l’Histoire ni la fierté nationale, d’un patriotisme rendu suspect.
La suspension du service militaire est qualifiée de « faute politique majeure ». Le service national universel actuel est jugé largement insuffisant, trop court, trop partiel. Le général plaide pour un véritable service national rénové, universel et exigeant, capable de recréer du brassage social, de transmettre un récit national et de redonner à la jeunesse le goût de « servir sous les drapeaux », au sens large. Il insiste également sur la nécessité d’un sursaut d’autorité (à l’école, dans la famille, dans l’espace public) et sur la centralité des forces morales (courage, discipline, fraternité) pour résister à un conflit majeur.
Je rappelle que, pour tormer un pilote de chasse, un sous-marinier, un médecin militaire ou un tireur de char Leclerc, il faut de nombreuses années. Et que dire d’un colonel commandant un régiment, d’un pacha de porte-avion ou d’un commandant de base aérienne ! Vingt ans au moins. – Pour le succès des armes de la France
Il y a là une vraie cohérence entre analyse stratégique et vision de la société : pour lui, une nation fracturée ne peut pas gagner une guerre si elle devait s’y trouver confrontée. Mais c’est aussi dans ce registre que le livre devient le plus normatif et le plus nostalgique. La France qu’il appelle de ses vœux est très clairement celle d’un roman national resserré, d’une hiérarchie assumée des devoirs avant les droits, d’un patriotisme extrêmement affirmé. Certains lecteurs y verront un discours salutaire dans un pays qui doute de lui-même ; d’autres y liront un glissement vers un conservatisme culturel qui ne dit pas son nom et qui minimise la complexité de la société française contemporaine.
Sous le général, le candidat ?
Sur la scène internationale, Pierre de Villiers assume une ligne souverainiste nette. Il ne croit pas à une armée européenne fusionnée, « abstraction administrative » incapable de susciter le sacrifice ultime. L’OTAN est décrite avec réalisme : une alliance dominée par les États-Unis, sans lesquels elle ne tient ni financièrement ni militairement. Le « lâchage » américain, notamment sous Donald Trump, est analysé comme un électrochoc qui devrait pousser les Européens à prendre en charge leur propre sécurité.
Sa solution : une défense de l’Europe construite sur des coopérations interétatiques pragmatiques, à géométrie variable, appuyée sur l’OTAN mais sans dilution des souverainetés nationales. Là encore, difficile de ne pas entendre, derrière l’analyse militaire, une vision politique plus large : retour assumé des frontières, méfiance profonde vis-à-vis de la « technostructure bruxelloise », critique d’une Union européenne réduite à « une monnaie et des normes comptables ». C’est le langage d’un certain gaullisme, mais aussi celui d’une partie de la droite.
Je pense qu’il est désormais possible que notre territoire et notre population soient attaqués de l’extérieur, voire même de l’intérieur, par des actions militaires organisées et destinées à nous affaiblir. La guerre est désormais possible, y compris sur notre propre sol. Nous devons prévoir le pire et penser l’impensable. – Pour le succès des armes de la France
Le livre dit beaucoup de choses, en creux, sur l’état du débat français : défiance envers les élites, rejet d’un progressisme perçu comme naïf, appel à un « choc salutaire » sur les finances publiques, la migration, l’autorité. Même lorsqu’il s’en défend, Pierre de Villiers ne parle plus seulement comme un général à la retraite, mais comme quelqu’un qui propose une alternative politique globale.

Lyautey, De Gaulle, Pompidou
Tout au long de l’ouvrage, l’auteur s’adresse à « nos dirigeants et surtout à nos futurs dirigeants », comme s’il leur tendait un plan clé en main : vision à dix ans, budget cible, réformes de structure, refonte du rapport au social, à l’Europe, au militaire, à la jeunesse. Il revendique de « parler en vérité », refuse la langue de bois, dénonce l’« emballage » communicationnel qui remplace l’action. Il convoque Lyautey, De Gaulle, Pompidou, Bernanos, Péguy pour inscrire son propos dans une tradition de haute politique et de grandeur nationale.
Ce ton, cette construction, cette insistance sur l’urgence et sur la nécessité d’une « union sacrée » autour de la défense donnent clairement au livre des accents de manifeste. Le sous-texte est clair : si la classe politique actuelle n’a ni le courage ni la vision, alors il faudra bien que quelqu’un endosse ce rôle. Le général ne franchit jamais explicitement le pas, mais le lecteur peut difficilement ignorer cette dimension : Pour le succès des armes de la France ressemble à une candidature implicite à incarner « le camp du sérieux », de l’ordre, du patriotisme, face à des adversaires décrits comme myopes, lâches ou prisonniers des sondages.
De la caserne à l’Élysée ?
Que retenir, au final ? D’abord, un essai qui a le mérite de remettre la Défense au centre du débat public avec des mots simples et un sens aigu du concret. Le profane comprendra, après la lecture, pourquoi les stocks de munitions, les délais de production, les contrats opérationnels, la condition des militaires et de leurs familles ne sont pas des détails, mais des éléments structurants de la puissance d’un pays. Sur ce plan, le livre est précieux pour le grand public comme pour un lectorat politique qui, trop souvent, réduit la stratégie à des slogans.
J’en appelle avec la force de mes convictions à nos gouvernants, à nos élus, à nos hauts fonctionnaires de Bercy et surtout à nos futurs responsables politiques. Cessez de ne pas voir ce qui se passe sous nos yeux. La guerre approche. Les nuages noirs se multiplient. Vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas. – Pour le succès des armes de la France
Ensuite, un texte profondément cohérent avec lui-même, mais pas exempt d’angles morts : la dimension sociale du pays est abordée presque exclusivement sous l’angle de ses coûts, les fractures sont vues surtout comme un problème de morale et de mémoire plutôt que comme un enjeu de justice ou de modèle économique, et la complexité européenne est parfois ramenée à une opposition frontale entre nations charnelles et bureaucratie sans âme.
Pour le succès des armes de la France est donc un livre important, non pas parce qu’il serait neutre ou consensuel – il ne l’est pas -, mais parce qu’il cristallise une manière de penser la France : souverainiste, stratège, très exigeante sur le plan moral, inquiète du déclin et persuadée que la guerre n’est plus une hypothèse théorique. À chacun de juger si cette vision est désirable. Mais pour comprendre ce que pourrait être, demain, un programme présidentiel centré sur la défense, la souveraineté et le réarmement moral, cet essai est une lecture difficilement contournable.