Le rapport de Jean-Louis Thiériot intitulé Stratégie européenne industrielle de défense arrive au bon moment. Dans une Europe qui sort brutalement de trente ans de « dividende de la paix », la notion même de « stratégie industrielle de défense » est partout invoquée, rarement définie, et presque jamais assumée politiquement. En s’attaquant de front à ce sujet, le député – ancien ministre délégué auprès du ministre des Armées Sébastien Lecornu – propose autre chose qu’un texte de plus : une tentative de mise en cohérence entre la guerre qui revient en Europe, la fragilité de notre base industrielle et technologique de défense, et les instruments, encore balbutiants, que l’Union entend déployer – qu’ils soient budgétaires, financiers ou réglementaires – sous le label d’« European Defence Industrial Strategy » (EDIS).
En creux, la question est simple : l’Europe veut-elle se donner les moyens de faire émerger ses propres équivalents d’Anduril ou de Palantir, ou bien accepte-t-elle que l’ossature logicielle et informationnelle de sa défense soit durablement externalisée vers des acteurs américains ?
L’illusion du parapluie américain et ses limites
Dès les premières pages, on voit que l’auteur refuse de se réfugier derrière le confort des incantations. Oui, il faut produire plus, plus vite, moins cher. Oui, il faut une Europe « puissance ». Mais encore ? Jean-Louis Thiériot force le lecteur à poser les vraies questions : quelles capacités voulons-nous réellement, contre qui, avec quels partenaires, sous quelle autorité politique, et en assumant quelles dépendances vis-à-vis des États-Unis, de l’OTAN et des marchés financiers ?
On est loin de l’exercice administratif classique : le rapport – publié le 3 décembre – assume une prise de position, parfois rugueuse mais utile, sur la manière dont l’Europe peut organiser son retour à une économie de guerre tout en préservant la souveraineté des États.
En toile de fond, on retrouve la montée continue des budgets de défense depuis 2022, le retour de la guerre de haute intensité, la pression croissante des États-Unis sur les Européens pour qu’ils « prennent leur part », le pivot américain vers l’Indo-Pacifique et, désormais, le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Dans ce contexte, l’illusion d’une sécurité garantie indéfiniment par le parapluie américain s’érode.
La conséquence, Jean-Louis Thiériot la formule sans détour : si les Européens veulent être pris au sérieux dans la durée, ils doivent être capables d’armer, d’équiper, de réparer et de renouveler leurs forces avec des moyens d’abord européens. Non par réflexe autarcique, mais parce qu’une dépendance industrielle totale à un allié – aussi proche soit-il – finit toujours par produire de la vulnérabilité politique.
C’est là que l’EDIS entre en scène : non comme une baguette magique, mais comme un cadre, encore flou, qui pourrait soit renforcer cette ambition, soit la diluer dans un compromis technocratique. Et c’est précisément ce risque que le rapport veut conjurer.
Sortir du mythe du « marché intérieur » de la défense
L’un des mérites du texte est de rappeler une évidence trop souvent oubliée dans les discours bruxellois : la défense n’est pas un secteur comme un autre. On ne parle pas de télécoms ou d’agroalimentaire, mais de la capacité des États à faire la guerre, à la dissuader, ou à la subir.
En conséquence, la logique ne peut pas être celle d’un « marché intérieur de la défense » régi par les seules forces de la concurrence, comme certains à la Commission européenne aimeraient l’imaginer. L’ex-ministre délégué s’oppose clairement à l’idée d’un marché unique de la défense piloté depuis Bruxelles, qui viendrait imposer uniformément des règles de concurrence là où les États raisonnent d’abord en termes de sécurité nationale, de secrets industriels et de contrôle des exportations.
Pour autant, il ne défend pas le statu quo. Il plaide pour une préférence européenne assumée, intelligente, compatible avec l’OTAN, et capable de concilier deux impératifs souvent opposés : la souveraineté et l’efficacité économique. Autrement dit, il ne s’agit pas de fermer nos marchés aux partenaires américains, mais d’éviter que chaque appel d’offres majeur ne se transforme en cheval de Troie pour des dépendances supplémentaires, au détriment de la capacité européenne à tenir seule dans la durée d’un conflit.
Ce réalisme irrigue tout le rapport : la défense reste une compétence de souveraineté, mais l’interdépendance industrielle est un fait. Il faut donc l’organiser, la structurer, la hiérarchiser, plutôt que la subir.

Ne pas confier la défense européenne aux seuls technocrates
Au cœur du texte, on trouve une critique argumentée de la dérive possible d’une Commission européenne tentée de faire main basse sur l’outil de défense au nom du marché intérieur, de la transition verte ou des règles de concurrence. Le rapport ne conteste pas la légitimité de l’Union à agir ; il conteste la tentation de le faire en contournant la responsabilité des États.
Sa ligne est claire : la défense doit rester d’abord du ressort des gouvernements et des parlements nationaux, y compris lorsqu’ils décident d’utiliser des instruments européens. Les grands arbitrages (quelles capacités, quels programmes, quels partenariats) relèvent des responsables politiques, pas d’une logique purement technocratique ni de directions générales obsédées par l’orthodoxie budgétaire et les dogmes ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance).
Dans cette optique, l’OTAN retrouve une place centrale. L’Alliance fixe les standards, organise l’interopérabilité, structure la planification capacitaire. L’Union ne doit pas chercher à la concurrencer, mais à la compléter, en renforçant la base industrielle qui permet aux Européens de remplir leurs engagements au sein de l’OTAN sans tout acheter sur étagère aux États-Unis.
Autre point important : la place du Royaume-Uni. Le rapport rappelle utilement que Londres reste une puissance militaire et industrielle majeure en Europe, qu’on le veuille ou non. L’obsession du cadre institutionnel ne doit pas conduire à ignorer la nécessité de coopérations pragmatiques avec les Britanniques, y compris hors du périmètre communautaire strict.
Réarmer la base industrielle… et ceux qui la financent
Là où le texte prend une dimension plus originale, c’est lorsqu’il aborde la question du financement. Parler de « stratégie industrielle de défense » sans parler de banques, de marchés et d’épargne serait un exercice abstrait. Jean-Louis Thiériot ne tombe pas dans ce piège.
Il décrit au contraire la manière dont une partie du système financier européen s’est progressivement détourné de la défense, au nom de critères ESG devenus parfois quasi idéologiques, au point d’entraver la croissance d’entreprises pourtant stratégiques. Banques frileuses, fonds d’investissement qui excluent la défense de leurs portefeuilles, assureurs hésitants : tout le monde voit le problème, mais presque personne ne le prend vraiment à bras-le-corps sur le plan politique.
Le rapport plaide donc pour un réarmement financier assumé. Cela passe par un discours public clair : la défense n’est pas un secteur « sale » ou moralement douteux, c’est une condition de la survie de nos sociétés démocratiques. Mais cela suppose aussi des instruments concrets : garanties publiques ciblées, véhicules d’investissement dédiés, assouplissement des cadres réglementaires pour les banques de détail, mobilisation de l’épargne longue vers les entreprises de défense, y compris les PME et les start-up de la « New Defence ».
Ce point est crucial : la réinvention de la base industrielle ne se fera pas uniquement par les grands maîtres d’œuvre historiques. Elle passera aussi par des acteurs plus petits, innovants, souvent duaux, qui développent des briques technologiques essentielles – du logiciel aux capteurs, de la cyber à l’espace. Encore faut-il qu’ils trouvent des investisseurs, des clients récurrents et une visibilité sur la durée.
Économie de guerre : raccourcir les cycles plutôt que multiplier les labels
Le rapport ne tombe pas non plus dans le fétichisme de l’innovation pour l’innovation. Il rappelle que la fragmentation actuelle – entre multiples fonds européens, dispositifs nationaux, incubateurs et accélérateurs – peut générer autant de confusion que de dynamisme. La « New Defence » a besoin d’un environnement lisible, qui articule clairement recherche, prototypage, expérimentation, puis acquisition à l’échelle.
Le rapport insiste sur un point souvent éludé : si l’on veut réellement attirer des start-up vers la défense, il faut accepter de raccourcir les cycles de décision, de prendre des risques d’échec, et de financer des démonstrateurs qui ne déboucheront pas tous sur un marché. En d’autres termes, rapprocher le discours sur « l’économie de guerre » de la réalité des procédures d’achat publiques, encore largement pensées pour un temps de paix lente.

Dans ce cadre, les grands programmes coopératifs – SCAF, MGCS et autres – sont autant des opportunités que des tests. Réussir à y intégrer des architectures plus ouvertes, des standards communs, des briques modulaires exploitables par plusieurs industriels, serait un signe que l’Europe a compris la leçon des guerres en cours : ce n’est pas seulement la plateforme qui compte, mais l’écosystème logiciel, la capacité d’adaptation rapide, la modularité des charges utiles.
Mettre chacun devant ses responsabilités : État, industriels, parlementaires
On aurait tort de lire le rapport comme une simple contribution à un débat bruxellois un peu abstrait. En réalité, il agit aussi comme un miroir pour la France. Il souligne nos forces – une base industrielle encore dense, un État capable de planifier, une culture stratégique robuste – mais aussi nos ambiguïtés.
La France veut à la fois être moteur de l’Europe de la défense, leader industriel sur plusieurs segments clés, partenaire fiable au sein de l’OTAN et exportateur offensif de matériels. Tenir ensemble ces quatre ambitions suppose une ligne politique très claire, que l’on peine parfois à lire derrière la prolifération des discours.
Le mérite du rapport est d’obliger à clarifier les priorités. Souhaitons-nous d’abord consolider des champions européens, quitte à accepter des compromis sur les retours industriels nationaux ? Ou bien préférons-nous préserver notre autonomie de décision, quitte à ralentir certains projets en coopération ? Ou encore choisir de maximiser l’interopérabilité OTAN, quitte à accepter des standards dominés par les industriels américains ?
Le rapport ne tranche pas toujours, mais il pose les termes du dilemme avec suffisamment de franchise pour que chacun – ministre, industriel, parlementaire – soit mis devant ses responsabilités.
Ramener la stratégie industrielle de défense dans le débat démocratique
Au fond, le fil rouge du rapport est celui-ci : la défense ne peut plus être traitée comme un sujet technique délégué aux experts. L’époque où l’on pouvait parler de « défense européenne » en multipliant les concepts (boussole stratégique, brique capacitaire, autonomie, etc.) sans se confronter à la question de la puissance touche à sa fin. En proposant une lecture exigeante de l’EDIS et en formulant des recommandations concrètes, Jean-Louis Thiériot rappelle que la stratégie industrielle de défense est, avant tout, un choix de hiérarchisation : hiérarchisation des menaces, des partenaires, des capacités, des financements, des priorités industrielles.
Ce n’est ni un logiciel de gestion de subventions, ni un simple plan de relance sectoriel. C’est un cadre qui doit dire, noir sur blanc, ce que l’Europe veut être militairement en 2035, 2040, voire au-delà, et comment elle compte financer cette ambition en temps long – y compris si les États-Unis se replient, si les crises s’additionnent, ou si la pression de la guerre aux frontières se maintient.
Ce rapport n’est pas seulement utile : il est volontairement inconfortable. Il remet en cause certains réflexes bien ancrés – l’idée d’une Europe de la défense qui avancerait à petits pas, la foi dans un marché intérieur qui réglerait tout, la tentation de gommer la dimension politique des choix industriels
Reste maintenant à savoir si ce diagnostic trouvera un écho au-delà du cercle des familiers du sujet. C’est sans doute là le principal enjeu : faire sortir la question de la stratégie industrielle de défense du huis clos des commissions et des colloques, pour la ramener là où elle devrait toujours se trouver, au cœur du débat démocratique. Car au bout du compte, ce que met en jeu l’EDIS, ce n’est pas seulement l’avenir des arsenaux, des bureaux d’études ou des chantiers navals. C’est la réponse à une question simple, que le rapport oblige à regarder en face : dans un monde plus dur, plus incertain, plus violent, jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour rester maîtres de notre sécurité et avec qui voulons-nous le faire ?
Photo © Armée de Terre