« Cyberpunk » d’Asma Mhalla : face au Léviathan de l’attention, le réel comme dernière résistance

Quel est l’esprit de notre temps ? Asma Mhalla répond sans détour : nous sortons du politique classique pour entrer dans un régime qui gouverne par le flux et par le code. Son livre Cyberpunk (Seuil) n’additionne pas des alertes déjà vues ; il propose une boussole pour lire l’inédit : un fascisme hybride et transitoire, spectacle d’un côté, ingénierie de l’autre. La paire Donald Trump-Elon Musk, la « Monarchie des cinglés » illustre cette « bicéphalie » : l’un occupe l’espace par un feuilleton permanent, l’autre écrit les protocoles d’un monde qui prétend « optimiser » la société comme on déploie un logiciel. Ce n’est ni un copier-coller des années 1930, ni la simple répétition des États totalitaires. Mais on y reconnaît des traits familiers : culte du chef, virilisme, culte de l’efficacité, trucage des mots, recombinés par les plateformes.
Le livre tient par une thèse structurée et par une écriture qui va droit au but. Asma Mhalla décrit la convergence BigTech-BigState : l’État ne disparaît pas ; il devient un État-flux, minimal par ses moyens humains, total par sa capacité de vision et de calcul. L’originalité n’est pas seulement conceptuelle ; elle est généalogique. Trois secousses – crise financière de 2008, Covid-19, guerre en Ukraine – auraient dévissé nos repères et ouvert la voie à un pouvoir qui avance dans le bruit continu, neutralisant les conflits sans jamais les résoudre. De là surgit ce qu’elle nomme une fluxcratie : quand tout devient équivalent dans le vacarme, le pire peut s’imposer.
« Le peuple n’a pas pris le pouvoir ; on lui a vendu l’histoire que la démocratie est un bug à corriger, accompagnée du logiciel qui lui promettait d’en finir avec les élites, tout en installant une backdoor pour milliardaires. » – Asma Mhalla, Cyberpunk.
Le Léviathan à deux têtes
L’intérêt du livre, c’est la pédagogie. Asma Mhalla assemble données, scènes et acteurs (idéologues néo-réactionnaires, milliardaires de la tech, ingénieurs des infrastructures) pour montrer comment un totalitarisme cognitif se consolide sans bottes ni chemises brunes : par l’interface, par l’optimisation et par la dépendance. La politique se joue dans nos boucles d’attention, et la vérité se convertit en simple contenu parmi d’autres. On n’est plus tant en « post-vérité » qu’en post-réalité : deux mondes parallèles coexistent, l’un médiatisé et hégémonique, l’autre factuel mais inaudible.
L’Europe n’est pas épargnée. Le diagnostic est sévère : déficit de cap, procédures en cascade, réflexes de suiveur vis-à-vis des États-Unis. Le propos n’est pas anti-américain ; il est pro-lucidité. Tant que le Vieux Continent externalise ses infrastructures critiques et ses récits aux géants du numérique, il reste spectateur. L’appel implicite du livre : assumer des choix industriels, imposer des obligations d’interopérabilité, d’audit, de transparence, et soutenir des communs numériques au lieu de se réfugier dans la seule norme.
« Le projet européen n’est pas obsolète. Il est orphelin. Il lui faut un visage, un récit, une rupture. Non plus une Europe des seules normes, mais une Europe du vivant, du sens et de la mémoire. Sinon, elle restera une carte sans récit, un territoire sans destin. » – Asma Mhalla, Cyberpunk.
Refaire corps, refaire monde
On aurait tort, toutefois, de lire Cyberpunk comme un pur réquisitoire. Le dernier tiers se transforme en manuel de survie. Résister commence par une hygiène cognitive élémentaire (désaturer, remettre du temps long, cesser d’alimenter la machine à indignation) et se prolonge par une politique du réel : refaire corps, refaire monde, préférer des institutions et des liens tangibles aux simulations perpétuelles. L’autrice parle de liberté cognitive comme d’un droit naissant : préserver l’intégrité de son esprit, refuser la colonisation de l’attention, retrouver la souveraineté intérieure qui permet de choisir. Individuel, oui, mais pas solitaire : il s’agit de transformer la foule dispersée en légion, c’est-à-dire en communauté capable de dire non, puis de faire autrement.
Au final, Cyberpunk est un livre de combat mais pas hystérique, alarmé mais utile. Il nomme notre présent – un pouvoir biface, étatique et privé, qui programme plus qu’il ne gouverne – et propose une sortie praticable : remettre du réel, du collectif, et du droit dans la machine. On referme l’ouvrage avec moins d’illusions, davantage de prises, et cette consigne qui tient lieu de programme : ne pas seulement « penser contre », mais habiter autrement. Pour l’époque, c’est exactement ce qu’il fallait.
« L’histoire s’écrit dans les bas-fonds où grouillent avec les rats les âmes errantes, les échappés de la matrice, les répliquants qui retrouveront leur mémoire, les saboteurs qui un jour vont hacker le système… » – Asma Mhalla, Cyberpunk.