« Ce qui me semble caractériser notre approche du conflit russo-ukrainien, c’est la puissance étonnante de notre déni de guerre. » Devant les sénateurs de la commission de la défense et des forces armées début avril 2025, l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau a dressé un constat sans appel : la guerre a (res)surgi au cœur de l’Europe, mais nos sociétés peinent encore à la reconnaître. Ce déni, selon lui, est l’héritage d’une culture de la paix devenue inconsciente d’elle-même — une illusion, patiemment construite depuis 1945, aujourd’hui brutalement mise à l’épreuve.
Un continent aveuglé par le déni
L’historien souligne que « les milieux académiques, les médias et le monde politique partageaient ce déni ». À l’hiver 2021, la majorité des experts considéraient une invasion russe comme une option « irrationnelle », et donc invraisemblable. C’est précisément ce type de raisonnement — confondre irrationalité perçue et impossibilité stratégique — qui éveilla la vigilance de l’historien, en écho aux erreurs d’analyse commises avant 1914. Il évoque les pacifistes libéraux d’avant la Grande Guerre, et le succès de La Grande Illusion de Norman Angell : une guerre entre grandes puissances européennes serait absurde en raison de leur interdépendance économique. Ce fut pourtant cette guerre-là qui éclata.
« Ce déni était quasi unanime », dit-il. « Il a volé en éclats le 24 février 2022 », mais n’a pas disparu pour autant : « Nous sommes rapidement tombés dans le déni d’une guerre longue », puis dans le déni d’une défaite possible. À ses yeux, ce phénomène tient moins à une volonté de mensonge qu’à une structure culturelle plus profonde. « Le déni, attitude face à une réalité qui résiste aux faits, se caractérise par une plasticité permettant une recomposition permanente. »
Le temps de guerre : un autre régime d’historicité
Dans une société qui croit avoir relégué la guerre au passé, le retour de la guerre au présent provoque un déséquilibre temporel. L’historien convoque ici les travaux de Norbert Elias et de François Hartog pour décrire le changement de régime d’historicité : « Le temps de guerre possède sa propre rationalité, imperméable à celle du temps de paix et des sociétés hautement pacifiées. »
Depuis 1945 — et en France, depuis la fin de la guerre d’Algérie en 1962 —, la guerre s’est éloignée de notre horizon d’attente. Elle est devenue un objet d’étude, de mémoire, de culture populaire, mais non un danger réel. « Cet “enseignement” […] n’a sans doute jamais cessé de présenter la guerre comme un passé révolu – un passé qui, jamais, ne pourrait revenir. »
La professionnalisation des armées a renforcé cette mise à distance : « Environ 30 % des Français possédaient une forme de culture militaire liée au service national. Aujourd’hui, ce chiffre est tombé à moins de 3 %. » Le fait militaire est devenu quasi invisible. D’où la stupeur, presque naïve, devant les massacres de civils : « Notre indignation était légitime, mais notre étonnement ne l’était pas. »
Le consentement en miroir : Ukraine et Russie
Parmi les apports majeurs d’Audoin-Rouzeau figure son travail sur le consentement à la guerre, notamment durant le premier conflit mondial. Ce prisme éclaire puissamment la situation ukrainienne. « Pour ceux qui doutent de la capacité d’une société à consentir à la guerre, il suffit d’observer la société ukrainienne depuis trois ans. […] Une étude récente montrait que 70 % des Ukrainiens étaient engagés d’une manière ou d’une autre dans le soutien à l’effort de guerre. »
La comparaison vaut aussi pour 1914 : les élites politiques françaises ne pariaient pas sur un engagement massif des citoyens ; or, « le consentement a été quasi total ». En Ukraine, ce consentement s’enracine dans une menace intériorisée depuis 2014. En Russie, à l’inverse, le consentement apparaît plus résigné que volontaire : il repose sur une vision victimaire du monde, une propagande intense et un contrôle social autoritaire.
Pour l’historien de la Grande Guerre, le caractère le plus déroutant du conflit ukrainien est sa dimension régressive. « Une fois passé le mouvement initial, nous assistons à l’enfermement des deux corps de bataille dans des tranchées. » Il note que les évolutions technologiques — drones, bombes planantes — n’effacent pas la matérialité archaïque du combat : mines au sol, infanterie, absence d’hélicoptères sanitaires.
« Une proportion entre les morts et les blessés analogue à celle de la Première Guerre mondiale […]. La “golden hour” est très souvent dépassée. » Dans ce contexte, la haute technologie ne suffit pas : « En dernière instance, c’est l’infanterie […] qui détermine le sort de la guerre. »
Une défaite que l’on refuse de voir
Ce que l’Occident nie aujourd’hui, dit-il, ce n’est plus la guerre, mais la défaite. « Nous sommes confrontés au déni d’une défaite ukrainienne, encore peu visible, comme c’est souvent le cas dans une guerre de position. » La lenteur des avancées russes ne doit pas faire illusion : « Dans une guerre de position, cette lenteur n’a pas la même signification que dans une guerre de mouvement. »
Il insiste aussi sur la supériorité acquise par Moscou dans l’usage des drones, des bombes planantes, et sur l’épuisement d’une armée ukrainienne sous-équipée. « Je ne vois pas pourquoi on ne dirait pas que la situation est très grave. »
L’un des grands angles morts de l’analyse occidentale fut la croyance en une rationalité unique. « Le temps de la guerre est un temps autre, qui obéit à des rationalités autres également. » Dès lors, ce que nous jugeons absurde — une guerre interétatique au XXIe siècle — n’a rien d’impossible.
Cette erreur est aussi le fruit d’une lecture erronée de la fin de la guerre froide. Audoin-Rouzeau convoque ici Raymond Aron : « Il faudra prendre garde que le monstre en question ne trouve pas dans le sang versé de sa défaite une vigueur nouvelle. » En Russie, cette vigueur nouvelle est née dans le ressentiment. Et comme le disait Victor Davis Hanson : « Pour qu’une guerre soit conclusive, le vainqueur et le vaincu doivent tirer les mêmes conclusions. » Or la Russie n’a jamais admis avoir perdu.
La guerre d’Ukraine ne bouleverse pas seulement les équilibres géopolitiques. Elle agit comme un séisme temporel. L’idée du « court XXe siècle » s’effondre. L’Europe occidentale croyait avoir achevé sa sortie du tragique. Or, comme le souligne l’historien, « cette guerre suscite un grand trouble dans le temps, un grand trouble dans notre temps. »
Des décennies de paix avaient installé l’illusion que l’histoire avait changé de nature. La guerre, reléguée aux livres, aux musées, aux films, semblait n’être qu’un décor. « Nous avons voulu penser, après 1945, avec la construction européenne, ce que disait le Progrès de Lyon en 1918 : “La Guerre est morte, et c’est nous qui l’avons tuée.” » Une croyance magnifique, mais dangereuse.
Voir ce que l’on voit
Audoin-Rouzeau évoque Charles Péguy pour conclure : « Voir ce que l’on voit. » Il appelle à un effort de lucidité. Nous ne sommes pas en guerre, mais « nous sommes engagés ». Et si l’Ukraine perd, « cela impliquerait notre propre défaite, une réalité que nous refusons de voir. »
Il cite enfin François Fejtő : « En temps de crise, aucune prévision n’est possible, il n’y a pas d’expertise. Je fais donc comme vous : je lis les journaux et j’attends. »
Lucidité, patience, et refus du confort illusoire : telles sont les conditions minimales d’un retour à la réalité stratégique. Car l’histoire, à nouveau, s’est remise en marche.