Quel est le point commun entre une robe à 19 euros et un drone kamikaze de 500 dollars ? Tous deux sont pensés pour un usage bref, un impact rapide et un remplacement immédiat.
Dans la guerre qui oppose l’Ukraine à la Russie, la fast fashion n’est plus une métaphore provocatrice, mais un modèle de référence. L’accélération technologique, l’obsolescence programmée, la saturation du marché par des objets peu chers mais en grand nombre – toutes ces caractéristiques se retrouvent désormais dans les chaînes de production militaire. Le drone en est l’incarnation parfaite : produit en masse, consommé en vol, détruit à l’usage. Jetable.
La guerre en Ukraine a transformé un objet de niche en système d’arme central. D’abord destiné à la reconnaissance, le drone est devenu omniprésent : surveillance, correction de tir, bombardement, guerre électronique, logistique, frappe longue portée, interception… Il est aujourd’hui responsable de près de 70 % des pertes humaines en Ukraine selon certaines estimations, bien plus que l’artillerie ou l’infanterie. Chaque jour, les réseaux sociaux s’emplissent de vidéos de frappes chirurgicales menées par des quadricoptères low cost, pilotés avec précision par des soldats souvent formés… sur des jeux vidéo.
Des gamers aux pilotes de guerre : la génération FPV entre en action
Car la guerre par drones est aussi une guerre de pilotes. Et les meilleurs d’entre eux, l’Ukraine les recrute parmi les gamers.
FPV (First Person View), simulateurs de vol, réflexes joystick : la génération formée sur Battlefield ou Liftoff est devenue l’élite des nouvelles brigades d’assaut. À Kharkiv, dans une villa reconvertie en caserne, ou dans un hangar anonyme baptisé Kill House à Kiev, des jeunes hommes et femmes s’entraînent en immersion, lunettes sur les yeux, doigts crispés sur les manettes, entre deux frappes réelles sur le front. Un soldat ukrainien résume : “Les drones, ce sont les nouvelles kalachnikovs“.
L’Ukraine, qui forme désormais plus de 70 brigades à la guerre par drone, veut produire entre 3 et 4 millions de systèmes d’ici fin 2025. Dans le même temps, la Russie augmente ses frappes en salves de centaines de Shahed-136, drones préprogrammés et fabriqués localement à coût réduit. Le drone est ainsi devenu une unité stratégique de base, comme la cartouche au XXe siècle ou le missile dans les années 1990. On en consomme par milliers. On en perd autant. Ce n’est pas grave, tant qu’on peut les remplacer plus vite qu’on ne les détruit.
Cette logique oblige à repenser les modèles occidentaux. En France, un officier du Commandement du combat futur (CCF) le reconnaît : “Les plans industriels à cinq ou dix ans où on prévoit d’équiper tout le monde avec le même matériel ne fonctionneront plus.” La guerre industrielle est revenue, mais sous une forme nouvelle : modulaire, adaptative, semi artisanale parfois, mais rapide, vivante, évolutive. Les délais d’industrialisation doivent être compressés, les cycles de certification raccourcis. L’armée ukrainienne certifie un drone en un mois. Chaque semaine, de nouveaux modèles sont testés, améliorés, déployés.
Low cost, agile, jetable : le nouvel âge des drones
L’industrie de défense ukrainienne s’est révélée d’une efficacité redoutable : plus de 500 entreprises, 240 projets certifiés, des drones testés en situation réelle puis immédiatement modifiés. Dans ce laboratoire de guerre, le front devient atelier. Le champ de bataille dicte la R&D. L’opérateur devient ingénieur, le tacticien devient designer. On assemble sur place, on adapte selon l’ennemi, on bidouille, on optimise, on dérègle les schémas classiques de production. C’est le triomphe de la doctrine field-to-factory-to-front.
Face à cela, les chaînes logistiques occidentales, conçues pour la paix, peinent à suivre. Le soutien logistique militaire reste lourd, lent, normé. En 2024, 150 trains militaires français ont été acheminés à travers l’Europe, mais les infrastructures, les ponts, les autorisations, les goulets réglementaires restent des freins. Or la guerre rapide exige des flux continus, agiles, résilients. Le défi est stratégique : peut-on soutenir une guerre de haute intensité avec une logistique calibrée pour des programmes lourds, quand le terrain impose des flux rapides et continus ? Le dilemme est clair. Soit l’Europe persiste dans un modèle de qualité, de perfection, de haute technologie maîtrisée mais lente. Soit elle accepte de bifurquer vers un modèle hybride : maintenir l’excellence tout en intégrant la vitesse, l’agilité, l’adaptabilité. Produire des systèmes simples, efficaces, remplaçables, combinés à des architectures logicielles évolutives, comme le font les Ukrainiens. La Russie l’a compris : ses drones sont moins performants, mais suffisamment nombreux et diversifiés pour saturer les défenses adverses. Le rapport coût-efficacité joue en sa faveur.
Car au fond, la guerre des drones impose un retour à une vérité brutale : ce n’est pas le plus sophistiqué qui gagne, mais celui qui frappe, observe et remplace le plus vite. L’observation se fait par essaims de DJI Mavic ou Leleka-100 ; la frappe par FPV low cost ou drones kamikazes ; la coordination via des messageries sécurisées connectées à des cartes numériques comme Kropyva. L’autonomie vient de l’IA embarquée ; la survie, de la capacité à brouiller ou éviter les contre-mesures.
Le théâtre ukrainien est un jeu d’échecs algorithmique joué à 100 à l’heure.