Pour rattraper son retard sur le segment drones, la France multiplie les initiatives, à l'image des appels à projets LARINAE et COLIBRI. Et dans la filière drones, chaque entreprise veut sa part du gâteau.
Parmi elle, EOS Technologie, fraîchement installée en périphérie de Bordeaux, souhaite devenir le « Tesla européen » du drone. Pour OpexNews, son directeur général, Jean-Marc Zuliani, revient sur le lancement de l'Endurance 1200, un drone tactique léger de 12 mètres unique en Europe. Aussi, il révèle que l'entreprise se prépare à une nouvelle levée de fonds lui permettant « d'élaborer le prototype d'une industrie 4.0 du drone ».
En 2022, vous avez quitté la banlieue de Toulon pour rejoindre l'écosystème aéronautique bordelais. Qu'est-ce qui a motivé ce choix ?
Deux éléments ont motivé notre choix. Le premier est commercial. Nos clients historiques et principaux interlocuteurs – les forces spéciales - sont davantage implantés dans cette région. Le second concerne cette fois les sites d’essais, également situés près de Bordeaux.
Souhaitez-vous combler un vide sur le marché français avec votre nouveau drone, l'Endurance 1200 ?
En effet, l’Endurance 1200 comble une lacune et pas uniquement sur le marché français. Aujourd’hui, la nomenclature de l’OTAN et la catégorisation américaine des drones ne sont pas totalement alignées. Aux États-Unis, vous avez la notion de medium UAS (Unmanned Aircraft System) – que nous pourrions appeler drones tactiques légers – alors que dans une classification un peu plus classique, qui est généralement celle à laquelle se réfère la France, la notion de drone tactique se situe entre 50kg et 1,3 tonne. Actuellement, lorsque l’on parle de drones tactiques en Europe, vous avez certains vecteurs de type Patroller qui dépassent la tonne puis quelques autres, un peu moins gros, aux alentours de 300-400kg. Et, il n’y a rien d’autre.
Les différentes forces armées, qu’elles soient françaises, européennes ou internationales, nous ont sollicités afin que nous leur proposions un vecteur intermédiaire, quelque chose de plus léger, facilement transportable et manipulable par seulement deux ou trois opérateurs. Notre drone dépasse allégrement les 14 heures d’autonomie et peut embarquer plus de 20 kilos de charge utile (caméra à désignation laser, renseignement électronique ou même une tête militaire).
Dans Challenges, vous avez comparé l’Endurance 1200 au TB2 turc. Que vous inspire la réussite commerciale des drones Bayraktar ?
Nous ne nous battons pas avec les mêmes armes. Je ne suis pas le gendre du président de la République. Mon père n'était pas l'équivalent de Marcel Dassault et celui-ci ne m'a pas envoyé au Massachusetts Institute of Technology (MIT) pour faire un doctorat. Mais force est de constater que l’entreprise Baykar est une réussite qui a insufflé, dans l’aéronautique non habitée, des règles de gestion de programmes et un état d’esprit que nous avons l’habitude de retrouver dans les start-ups du digital.
Certes les Bayraktar TB1 et TB2 ne sont plus tout jeunes, mais en moins de cinq ans, le groupe a développé l’Akinci, concurrent du Predator américain. Puis comme cela ne lui a pas suffi, il a lancé le Kizilelma, un concurrent du nEUROn. Et puis, même si ce n’est pas lui qui le fabrique, l'aéronavale turque a produit le premier porte-avions destiné exclusivement à des drones. C’est une vision de l’avenir.
À l’image du porte-drones turc TCG Anadolu, les drones d’aujourd’hui sont-ils les avions de demain ?
Je ne pense pas que nous puissions être exclusifs. Il y a des choses que les avions de chasse et de renseignement peuvent faire, que les drones ne peuvent pas encore faire. Et il y a des choses qu’il serait dommage de confier exclusivement à des drones, pour des raisons à la fois technique et éthique.
On a essayé de faire porter aux pilotes de chasse la responsabilité du retard de certains pays dans les drones. Je pense que c'est un mauvais procès. Parce que sauf à être très naïf, il y a une chose qui échappe à beaucoup d'observateurs : un drone, quoi qu'on en dise, reste piloté par un être humain, que ce soit dans un conteneur au fin fond du Kentucky ou sur une table de camping via un PC Getac.
La question n'est pas tant de savoir si les drones remplaceront demain les avions habités, mais est-ce que le droit international va continuer à permettre d’exécuter avec un drone des actions que vous ne pourriez même pas commencez à imaginer avec de l'aviation habitée. Beaucoup de choses ont été reprochées à Barack Obama, mais son utilisation étendue des drones a changé la géopolitique dans beaucoup de pays. Le survol ou la frappe des drones américains – a contrario de l’utilisation d’un F-16 ou d’un F-18 - n'étaient pas considérés comme un acte de guerre. Aujourd’hui, nous sommes dans une sorte de no man’s land juridique international qui permet à beaucoup d'États de changer leur manière de projeter leur géopolitique et leur doctrine militaire.
Selon vous, à quoi est dû le retard de la France sur le segment des drones ?
Je n'ai pas de boule de cristal et je n’ai pas la prétention de savoir ce qui se passe dans les états-majors. Mais lorsque l’on constate, en effectuant quelques recherches sur Internet, les dizaines de milliards dépensés par les États-Unis pour se fabriquer une filière drones digne de ce nom, la France, elle, n'en a tout simplement pas les moyens. Ajoutons que créer une véritable filière, totalement nouvelle dans le secteur militaire, en ayant en tête la boucle d'innovation qui n'a rien à voir avec les grands programmes industriels classiques, est un sacré risque.
Est-ce que l'État aurait dû faire davantage confiance aux PME et ETI plutôt qu'aux grands groupes pour développer cette filière ?
Il n’y a pas que des bénéfices à être une PME. En Europe, le milieu financier n’aime pas le secteur de la défense et ce quel que soit les messages marketing que vous puissiez envoyer. Il est très difficile pour les PME de trouver des financements. Par conséquent, quand vous êtes du côté étatique, confier des marchés de plusieurs années à des PME - dont la survie financière est très hypothétique - est un risque difficilement justifiable. Lorsque l’on parle de grands programmes pluriannuels, une PME ne peut le faire seule sauf à présenter des garanties financières, de stocks, de capacités de production et de personnel lui permettant d’être plus proche d’une ETI que de la PME.
Quel sera votre rôle dans le programme LARINAE ?
Nous attendons avec impatience la notification du marché. L’ultra-réactivité dont nous avons fait preuve, approche voulue à la fois par Florence Parly et Emmanuel Chiva, a sans doute joué en notre faveur. Par ailleurs, trois éléments caractérisent le changement de paradigme impulsé par l’Agence de l’innovation de défense (AID) avec les programmes LARINAE et COLIBRI. Premièrement, nous avons imaginé le cahier des charges à partir d’un objectif donné. Deuxièmement, nous avons fixé un prix unitaire et un niveau de fonctionnalité offert en fonction de ce montant. Troisièmement, nous nous sommes engagés sur un planning.
Ensuite, il était impossible pour une start-up de répondre seule à ces programmes. Nous devions faire appel à un grand groupe pour l’aspect gestion de la sécurité, inabordable à notre échelle. Et un grand groupe, pour qui l’innovation rapide est peu crédible à son échelle, devait s’associer à un plus petit acteur. Ces programmes, qui incitent à l’alliance, sont peut-être les prémices de ce que pourrait être l’évolution de la filière drones en France. Seuls, chacun de leur côté, les start-ups et les grands groupes n’y arriveront pas.
Pour ce programme, l'AID et la Direction générale de l'armement (DGA) veulent passer au plus vite à la phase industrielle et livrer rapidement les armées. Comment pouvez-vous répondre à cet enjeu de production en série ?
Initialement, EOS Technologie avions vocation à créer le prototypage et la présérie, avant de confier par la suite la production à grande échelle à un industriel, sous licence. Mais au fur et à mesure des discussions que nous avons pu avoir avec de grands groupes - et pas uniquement avec Nexter - il s’est avéré que la production en série n’était pas si évidente pour eux. Sur le segment drones, l’innovation n’intervient pas que dans la fabrication d’un nouveau vecteur. Il y a aussi une innovation à mener sur le processus de fabrication d’un drone. Aujourd’hui, les grands industriels ne sont pas capables de gérer cette montée à l’échelle, et les start-ups non plus. Il y a donc un entre-deux à trouver. Notre réponse, chez EOS Technologie, est de faire une nouvelle levée de fonds pour développer le prototype d’une industrie 4.0 du drone. Démontrer que c’est réalisable.
Comment arrivez-vous à être « 2 à 7 fois moins cher » que vos concurrents ?
C’est un choix. Nous voulons aller sur de la moyenne et grande série car nous pensons que c’est ce dont a besoin la France, et ce n’est pas possible avec des prix élevés. Nous prenons le risque d’avoir des prix beaucoup plus abordables pour faciliter la grande série. Il n’y a pas de recette magique. Nous diminuons notre marge au profit d’un plus grand volume. Produire aujourd’hui un drone qui coûte plusieurs millions, au regard de ce que nous voyons en Ukraine – qui perd près de 300 drones par jour – à quoi ça sert ?
Une enveloppe de cinq milliards d'euros sera destinée aux drones et aux robots dans la prochaine LPM. Quels sont vos attentes à ce sujet ?
Nous pouvons lire beaucoup de choses entre les lignes de cette LPM mais il est difficile à ce jour de savoir, concrètement, dans quoi seront investis ces cinq milliards d’euros. La guerre en Ukraine a focalisé l’attention sur les drones aériens, mais il ne faut pas oublier les drones terrestres et marins.
Pour autant, est-ce que cela peut aider la filière drones française à prendre une vraie bouffée d’oxygène et ne pas mourir ? Je l’espère car nos concurrents européens, américains et israéliens sont bien aidés par leur gouvernement. Prenons l’exemple de l’entreprise AeroVironment, cotée au Nasdaq, qui réalise 450 millions de chiffre d’affaires. Si vous consultez leur document de référence, vous découvrirez que la moitié de leur chiffre d’affaires est issue de subventions du département de la Défense américain ! Donc, si la loi de programmation militaire, qui avance des notions de reprise en main de la souveraineté, ne permet pas de déboucher sur une structuration de la filière drones française, alors là oui, je deviendrai inquiet pour notre filière.
Avec l'émergence de nouveaux acteurs et ceux déjà installés, existe-t-il un risque de saturation du marché des drones en France ?
Aujourd’hui, le sujet n’est pas tant le nombre d’acteurs français, mais plutôt la connaissance réelle du marché domestique. Et à l’échelle européenne, n’en parlons pas ! En Europe, dès qu’il s’agit de la défense, la coopération devient compliquée. Ce n’est pas parce que nous avons un bon produit en France que celui-ci va être acheté par nos homologues européens. Le vrai débouché, pour beaucoup de dronistes français – dont nous faisons partie – se trouve en dehors de la France et de l’Europe. Prenons par exemple le marché africain. Vous y trouvez les Américains, les Israéliens, les Chinois, les Turcs et les Français. Mais si demain les dronistes hexagonaux disparaissent ? Si l’on considère que les drones figurent parmi les vecteurs privilégiés de la doctrine militaire et de la géopolitique, et que la France n’est plus présente sur cet échiquier, cela risque de devenir très compliqué.
Comment comptez-vous devenir « le Tesla européen du drone » ?
Aujourd’hui, sur certains marchés avec de gros donneurs d’ordre, c’est le paradoxe de l’œuf et de la poule. Et certaines questions sont beaucoup plus directes. Par exemple : sommes-nous capables de fournir 100 drones par mois ? Aucun acteur européen ne peut le faire. Mais si nous ne répondons pas positivement à la question, nous n’avons pas accès au marché. La nouvelle levée de fonds, évoquée plus haut, va nous permettre d’exploser ce plafond de verre en investissant massivement dans des capacités de production.
Avez-vous rencontré des difficultés pour votre première levée de fonds ?
C’était la croix et la bannière. Mais nous avons eu la chance de rencontrer des personnes physiques qui ont deux caractéristiques. La première, c’est d’avoir les « poches bien remplies ». La seconde, c’est d’être patriote. Ces investisseurs n’ont pas perçu dans la défense quelque chose de « sale », mais de très rentable.
Les investisseurs financiers regardent le secteur de la défense, le plus rentable au monde, en faisant la fine bouche. Il y a une espèce d’hypocrisie généralisée pour le secteur de la défense. Et Monsanto ? Je rejoins ce qu’avait dit un général français interrogé lors d’un colloque à ce sujet : « C’est bien votre RSE, mais quand la guerre sera à nos portes, vous en ferez quoi ? ». J’ai un regard très amer sur ce sujet.
Avez-vous un livre, qui vous accompagne dans votre vie d'entrepreneur, à conseiller à mes lecteurs ?
Je leur conseille la lecture de Stratégie Océan Bleu écrit par Renée Mauborgne et W. Chan Kim. Ces deux professeurs de l’INSEAD (Institut européen d’administration des affaires) ont pris à contrecourant tous les principes et préceptes enseignés dans les grandes écoles et grands MBA du monde entier sur « l’océan rouge », selon lesquels une entreprise ne peut se distinguer que par le prix et les fonctionnalités. Au lieu de s’entredéchirer pour la même chose, avec du « sang » partout, les deux auteurs proposent une autre manière de faire : « l’océan bleu ». Un endroit où personne ne s’entredévore car vous proposez quelque chose de réellement nouveau.
Parmi les exemples « d’océans bleus » devenus célèbres, prenons celui du Cirque du Soleil. Pendant des siècles, les cirques du monde entier ont eu des pieds d’argiles : maltraitance des animaux, mauvaises odeurs, placement à l’extérieur des villes dans des endroits peu facile d’accès, etc.
A partir de ce constat, les fondateurs du Cirque du Soleil se sont dit : quelles sont les caractéristiques à ajouter et celles à supprimer pour changer l’expérience et en faire quelque chose de totalement nouveau ? En lieu et place des cirques en bordure de ville, malodorants et inconfortables, ils ont choisi des lieux absolument magiques et éphémères. Des spectacles composés entre autres d’un orchestre philharmonique, avec des numéros spectaculaires réalisés par d’anciens champions olympiques. Et d’une place de cirque vendue en moyenne entre cinq et sept dollars, nous sommes passés entre 200-500€ la bonne place pour assister à une représentation du Cirque du Soleil. C’est un bel exemple « d’océan bleu ».
Tout entrepreneur devrait avoir chevillé au corps, l’envie et l’état d’esprit de structurer son entreprise et ces produits sur « l’océan bleu ». C’est ce que nous avons fait avec EOS Technologie. 99% du marché propose des solutions thermiques. Nous avons décidé de proposer des drones électriques. Le marché propose des drones lourds, nos produits sont légers. Il faut que ça soit robuste, très sérieux et très cher. Chez nous, les drones se lancent à la main, coûtent trois à quatre fois moins chers que les autres et doivent être consommables. Nous essayons de changer la règle du jeu.