Ancien ambassadeur de France à Washington et à Tel-Aviv, Gérard Araud publie avec Leçons de diplomatie (Tallandier) un essai qui ressemble moins à des mémoires qu’à une entreprise de désenvoûtement. Alors que la guerre est revenue en Europe avec l’Ukraine, que le Moyen-Orient est à nouveau en feu et que les États-Unis se replient sur eux-mêmes, il propose une relecture radicalement réaliste des relations internationales. Le livre pourra paraître brutal, parfois désagréablement cynique. Il est surtout d’une clarté rare sur la manière dont se prennent vraiment les décisions, loin des incantations morales.
De la Pax Americana au retour du tragique
Dès les premières pages, Araud règle son compte à l’illusion européenne d’une « sortie de l’Histoire ». Les Européens, explique-t-il, se sont habitués à vivre sous la Pax Americana, protégés par le « gros bâton » américain, tout en oubliant ce que cette sécurité avait de contingent. La croyance dans la mondialisation heureuse, le marché, la libre circulation et le droit a fait naître un imaginaire où la géopolitique devait se dissoudre dans le social. La guerre en Ukraine, les massacres du 7 octobre et la réponse israélienne à Gaza ont fait voler en éclats ce décor confortable.
Pour l’ex-représentant permanent de la France au conseil de sécurité de l’ONU, nous redécouvrons tardivement ce que nos ancêtres savaient trop bien : les États poursuivent obstinément trois objectifs – sécurité, prospérité, prestige – et organisent leur politique étrangère autour de ces priorités. Le reste – droit, valeurs, morale, multilatéralisme – vient après, éventuellement. Là où le citoyen raisonne dans un monde de juges et de gendarmes, le diplomate évolue dans un univers dépourvu d’autorité supérieure, où le rapport de force n’est pas tout, mais conditionne tout. C’est ce décalage de perception, estime-t-il, qui nourrit aujourd’hui l’incompréhension entre opinion publique et diplomatie.
Ce n’est donc pas la politique de puissance qui est de retour; elle a toujours pesé de tout son poids ; c’est l’Europe, où elle y était douce et discrète, qui est contrainte de quitter son paradis artificiel et de s’y replonger sous le regard ironique d’un reste du monde qui n’a cessé d’en souffrir. – Leçons de Diplomatie
L’une des grandes forces du livre tient justement à la pédagogie avec laquelle Gérard Araud décrit le « logiciel » diplomatique. Il insiste sur une distinction fondamentale, très peu présente dans le débat public : séparer l’analyse du jugement. Comprendre Poutine, Xi Jinping ou Erdogan n’implique en rien de les excuser ; c’est une condition préalable pour anticiper leurs mouvements. Or l’Occident, dit-il, confond souvent indignation morale et réflexion stratégique, au risque de s’aveugler lui-même.
Une diplomatie « première classe » avec un billet de seconde
L’autre contribution majeure concerne la nature même de l’action diplomatique. Le diplomate revendique le verbe « rapetasser » pour la décrire : corriger, bricoler, colmater, limiter les dégâts. Les relations internationales sont « le domaine de l’imparfait, du temporaire, du contingent ». Il n’y a ni solutions définitives ni paix parfaites, seulement des équilibres instables et des trêves à exploiter intelligemment. L’idée qu’une bonne diplomatie produirait des victoires morales nettes est, selon lui, un contresens complet.
Loin des abstractions, l’auteur excelle dès qu’il entre dans le concret de la négociation. Il croque les styles nationaux : le Russe qui tord les textes virgule par virgule avant de conclure brutalement sur ordre ; l’Américain lent, corseté par la remontée constante à Washington, peu porté à la concession tant sa puissance lui a appris qu’on finit en général par lui céder ; le Français, enfin, obsédé par la cohérence intellectuelle de sa position, mal à l’aise avec les compromis imparfaits et paralysé par la peur du précédent. Ce regard empirique donne au livre une dimension très vivante, loin des traités théoriques.
Il n’y a pas de guerre en dentelles; il n’y a pas de guerre sans crimes de guerre. Le constater n’est pas le justifier. Le jour du déclenchement des hostilités, on passe dans un autre univers, celui de la violence anomique où il s’agit de vaincre ou d’être vaincu et, pour chaque soldat, de tuer ou d’être tué. Tout, absolument tout est subordonné à la victoire. – Leçons de diplomatie
Gérard Araud ne ménage pas pour autant son propre camp. Il décrit un Quai d’Orsay affaibli, privé de moyens, parfois court-circuité par l’Élysée ou marginalisé par le poids croissant des armées dans la décision. Les diplomates, raconte-t-il, doivent composer avec des instructions parfois floues, des arbitrages versatiles et une tentation permanente, chez certains présidents, de confondre déclaration et action. La formule est sèche, mais parlante : la France veut être « en première classe avec un billet de seconde ». Elle multiplie les prises de position, les initiatives, les discours, sans toujours disposer des leviers correspondants.
Quand la grande puissance négocie, et que l’Europe regarde
L’ouvrage prend une épaisseur particulière lorsqu’il aborde l’Occident et le rapport transatlantique. Gérard Araud consacre des pages denses à la singularité américaine : puissance protégée par les océans, jamais menacée dans son existence par ses voisins, société en flux permanent, persuadée de son exceptionnalisme. Il démonte l’anti-américanisme réflexe français tout en soulignant une divergence profonde : universalisme étatique et jacobin côté français, universalisme individualiste et libéral côté américain. Entre les deux, le malentendu est structurel.
La figure de Donald Trump occupe logiquement une place centrale. L’ancien ambassadeur ne le traite ni en monstre absolu ni en simple accident. Il en fait l’expression exacerbée d’une tendance lourde : nationalisme intransigeant, refus des engagements militaires prolongés, utilisation de la puissance économique comme arme de coercition. Derrière les outrances, voit-il une cohérence : priorité absolue à l’intérêt immédiat des États-Unis, indifférence aux formes et aux alliés, rejet de toute architecture contraignante. Pour les Européens, habitués à vivre sous la protection américaine, ce basculement a des conséquences vertigineuses.
La France se pousse un peu du col. Elle prend des initiatives, elle a un avis sur tout, elle veut participer à tous les groupes, à toutes les conférences. Comme on dit au Quai d’Orsay, elle veut être en première classe tout en ayant un billet de seconde. – Leçons de diplomatie
C’est particulièrement visible dans son analyse de la guerre en Ukraine, l’une des parties les plus sensibles du livre. Gérard Araud ne laisse aucun doute sur la nature de l’agression : « ce n’est pas l’Ukraine qui a envahi la Russie ». Mais il reproche aux Européens un double déni : celui de la volonté américaine de réduire progressivement son engagement, et celui de l’incapacité ukrainienne à obtenir une victoire militaire totale sans troupes occidentales au sol. Résultat : une politique fondée sur des discours maximalistes (« victoire complète ») mais sur des moyens volontairement limités.
Dans ce cadre, les tentatives américaines de négociation avec Moscou – même brutales, même choquantes pour certains – s’inscrivent, selon lui, dans la logique classique d’une grande puissance cherchant à stabiliser un conflit qu’elle ne veut ni perdre ni prolonger indéfiniment. Les Européens, eux, restent coincés entre une empathie réelle pour l’Ukraine et une réticence profonde à assumer les sacrifices qu’exigerait un objectif de victoire. La dissonance entre rhétorique et actes, le diplomate la juge dangereuse.
Un livre pour sortir l’Europe de sa zone de confort
Le livre ne se limite pas à ce théâtre. Il revient longuement sur l’Afrique, où il voit dans le désastre sahélien une combinaison d’objectifs flous, de moyens insuffisants et de mentalités post-coloniales mal digérées. Il propose d’en finir avec l’illusion d’un rôle central de la France en Afrique francophone, rappelant au passage que la part de ce continent dans notre commerce extérieur reste marginale. Sur le Moyen-Orient, il adopte un ton glacé pour rappeler l’évidence des rapports de force entre Israël et Palestiniens. Cela heurtera certains lecteurs, mais l’intention est toujours la même : obliger à partir de ce qui est, non de ce qu’on souhaiterait voir.
Enfin, Gérard Araud élargit la focale au monde multipolaire qui émerge : montée des BRICS, extension d’un « monde a-occidental » qui ne veut ni se soumettre à l’Occident ni forcément le renverser, mais défendre ses intérêts propres. Il insiste sur le fait que ni l’Ukraine, ni le Moyen-Orient, ni même l’Europe ne seront le centre de gravité du XXIe siècle, qui se jouera en Asie, dans la confrontation sino-américaine. Dans cette nouvelle guerre froide, plus fluide que la précédente, les diplomates auront selon lui un rôle clé pour gérer crises, incidents et épisodes de détente.
[…] rappeler [aux Européens] que c’est le champ de bataille qui décide de l’issue d’une guerre et non le droit, que l’agresseur peut l’emporter et qu’une mauvaise paix est mieux qu’une bonne guerre n’est simplement plus audible sur notre continent. – Leçons de diplomatie
L’ensemble compose un tableau cohérent, sombre mais pas désespéré. On peut discuter certains angles morts – poids des sociétés, enjeux climatiques, rôle des acteurs privés -, ou regretter qu’un réalisme aussi assumé tende parfois à frôler le déterminisme. On peut aussi juger que Gérard Araud sous-estime le pouvoir normatif de l’UE ou le rôle des opinions publiques. Mais ce serait passer à côté de l’essentiel : Leçons de diplomatie oblige à sortir de la zone de confort intellectuel dans laquelle le Vieux Continent s’était installé.
Redonner de l’épaisseur stratégique au débat européen
Au fond, ce que propose Gérard Araud, ce n’est pas de renoncer à nos valeurs, mais de cesser de les brandir comme substitut à une politique. Accepter que la souveraineté est de retour, travailler à une forme de « souveraineté responsable » qui concilie exigences nationales et biens communs globaux, assumer que la diplomatie consiste souvent à choisir la moins mauvaise option plutôt qu’un idéal introuvable : autant de pistes qu’il esquisse, notamment pour une Europe qu’il verrait volontiers devenir un « honnête courtier » plutôt qu’un donneur de leçons.
À l’heure où se négocient le sort de l’Ukraine, les équilibres entre Washington, Moscou et Pékin et la place de l’Europe dans ce nouvel ordre incertain, ce livre n’est pas seulement intéressant : il est utile. Il donne au lecteur des outils pour comprendre ce que les communiqués officiels ne disent pas. Et c’est sans doute la meilleure définition d’une bonne leçon de diplomatie.