Depuis l’entrée en vigueur de la Convention d’Oslo en 2010, la France s’est tenue à l’écart des armes à sous-munitions, ces armements redoutables mais lourdement stigmatisés pour leurs effets indiscriminés sur les populations civiles. Engagée très tôt dans leur interdiction, Paris avait cessé leur production dès 2002 et retiré de ses arsenaux la roquette M26 et l’obus à grenades de 155 mm bien avant la signature du traité.
Mais le fracas des canons en Ukraine et le retour de la guerre de haute intensité en Europe obligent à revisiter des certitudes forgées à une époque où le spectre du conflit majeur semblait s’éloigner. Dans leur rapport parlementaire sur l’artillerie, les députés Jean-Louis Thiériot et Matthieu Bloch appellent à “ne pas s’interdire” de rouvrir le débat sur ces munitions controversées.
Le poids du réel : l’efficacité opérationnelle en Ukraine
Sur le front ukrainien, les armes à sous-munitions sont devenues un outil clé pour saturer les zones de contact et neutraliser des forces adverses concentrées. Quelques tirs suffisent pour sécuriser un carré de 200 mètres sur 200, expliquent les forces ukrainiennes. Surtout, les nouvelles générations de ces armes afficheraient un taux d’échec – c’est-à-dire de sous-munitions n’explosant pas à l’impact – inférieur à 2 %, contre près de 40 % pour les anciens modèles.
Cette efficacité a pesé lourd dans les décisions stratégiques : à l’été 2023, les États-Unis ont franchi un cap en livrant de telles armes à Kyiv, malgré les débats internes et les critiques d’ONG. Quant aux États baltes et à la Pologne, directement exposés à une éventuelle agression russe, ils ont décidé de se retirer purement et simplement de la Convention d’Oslo.
La France à la croisée des chemins
Pour les rapporteurs parlementaires, la priorité est claire : documenter de manière rigoureuse les performances militaires et les risques humanitaires liés aux nouvelles armes à sous-munitions. À l’issue de cette étude, une “réflexion éthique” devra être conduite pour évaluer “l’opportunité” – politiquement lourde – d’un éventuel retrait de la France de la Convention.
L’enjeu dépasse le seul champ de bataille. Il touche à l’image internationale de la France, souvent perçue comme un moteur du droit humanitaire. Mais il interroge aussi sa capacité à adapter son outil militaire à un environnement stratégique où la brutalité des conflits impose des choix difficiles entre efficacité opérationnelle et normes juridiques.
“Bonne de guerre” contre “bonnes intentions“
Le rapport dresse un constat sans fard : dans une guerre d’attrition, la capacité à délivrer des feux massifs et persistants peut faire la différence entre victoire et défaite. “Une artillerie ‘bonne de guerre’ devra pouvoir compter sur des armes efficaces, y compris de nouvelles générations de sous-munitions“, estiment les députés.
Loin des abstractions, ce débat renoue avec une tradition ancienne : celle qui veut que la souveraineté militaire repose aussi sur la capacité d’employer, en dernier ressort, des moyens que l’on préférait croire relégués aux musées de l’histoire militaire.
Un dilemme politique inévitable
Rouvrir la question des armes à sous-munitions, ce n’est pas seulement acter une évolution technique : c’est accepter une tension entre valeurs affichées et nécessités stratégiques. Une décision qui, quelle qu’elle soit, entraînera des conséquences sur la posture française au sein des enceintes internationales et sur la dynamique de l’Europe de la défense.
Dans une époque où la paix ne semble plus l’horizon naturel de l’Europe, la France se retrouve confrontée à une interrogation qui résume bien le tragique des temps présents : pour survivre dans un monde brutal, faut-il parfois rompre avec ses propres idéaux ?