« L’heure des prédateurs » de Giuliano da Empoli : anatomie d’un monde livré aux conquistadors numériques

À l’heure où la guerre est redevenue une donnée de la politique, L’heure des prédateurs (Gallimard, 2025) de Giuliano da Empoli s’impose comme un livre-clef pour comprendre les métamorphoses contemporaines du pouvoir. Lucide, accessible, acéré, traversé par une culture politique rare, ce texte éclaire avec une intelligence cruelle la fusion progressive entre les techniques de l’hypermodernité (IA, réseaux sociaux, deep fake) et les pratiques de la Renaissance – celles des Borgia, de Machiavel ou des condottieri. En un mot : le retour des seigneurs sans frein, armés d’algorithmes.
Dès les premières pages, da Empoli pose le diagnostic : « Les responsables politiques des démocraties occidentales se sont comportés, face aux conquistadors de la tech, exactement comme les Aztèques du XVIe siècle. » Fascinés par la magie noire de la disruption, enchaînés aux mirages de l’innovation, nos élites ont troqué leur souveraineté contre un selfie dans le jet d’un oligarque numérique. Un rite d’humiliation devenu quotidien dans les palais européens, où le chef d’État supplie pour un pôle d’IA, un data center, un centre de R&D, et se contente d’un tweet bienveillant.
Mais L’heure des prédateurs n’est pas un pamphlet sur la Tech. C’est un traité de stratégie politique. Da Empoli y convoque Vladislav Sourkov, l’ex-spin doctor du Kremlin, pour qui toute société tend vers le chaos si l’on ne l’exporte pas. Et l’auteur d’ajouter : « Le chaos n’est plus l’arme des rebelles, mais le sceau des dominants. » Nous sommes passés dans un monde où la surprise stratégique, la saturation cognitive et l’offensive informationnelle l’emportent sur la retenue, la stabilité ou le droit international.
Pour le comprendre, il faut avoir lu Kafka – dont da Empoli convoque Le Procès et Le Château comme les véritables romans d’anticipation sur l’IA. Car l’intelligence artificielle n’est pas seulement un outil, mais une structure de pouvoir. Une technologie borgienne, qui ne persuade pas : elle sidère. Le jugement humain recule, l’anticipation s’effondre, et l’histoire se referme. « Nous n’avons pas d’avenir, du moins au sens où nos grands-parents en avaient un », écrit da Empoli, citant William Gibson. Ce n’est plus seulement la temporalité du politique qui s’accélère, c’est la capacité même à agir qui s’effondre sous le poids du flux.
C’est pourquoi, selon l’auteur, seuls les « poissons abyssaux » – ces professionnels de l’extrême pression – peuvent survivre à ce système. Mais même eux finissent souvent par exploser à la surface. Le pouvoir moderne n’est pas seulement instable : il est épuisant, dévorant, sans répit. Comme le notait Tony Blair, cité dans l’ouvrage, la plupart des leaders n’atteignent jamais le stade de la maturité. Ils sombrent dans l’hubris, incapables d’écouter, ou de comprendre ce qu’ils vivent. Et dans ce monde incertain, une seule règle stratégique prévaut : « la première loi du comportement stratégique est l’action ».
Le mérite de L’heure des prédateurs, c’est d’articuler ce qui semblait encore éclaté : le retour des États-puissance, la militarisation du cyberespace, l’émergence d’une caste de conquistadors post-humains et l’effondrement des mécanismes classiques de légitimation démocratique. Là où certains voient des évolutions technologiques, da Empoli voit une révolution de la souveraineté. Et il n’a pas tort : « La fenêtre d’opportunité qui existait jusqu’à hier pour qu’un système de règles soit mis en place s’est refermée. »
Alors, que reste-t-il ? Une guerre permanente, larvée ou ouverte, où les ingénieurs de la Silicon Valley ne programment plus des machines mais des comportements humains. Où les « César Borgia de notre temps » gouvernent par le chaos, où les États se battent pour être choisis comme laboratoires du futur. Et où les institutions comme l’ONU, à défaut d’imposer la paix, servent désormais à « frapper les ennemis quand ils s’y attendent le moins ».
L’heure des prédateurs est un livre rare et profondément stratégique. Il ne donne pas de solution, mais trace une cartographie précise du monde qui vient – ou plutôt de celui qui est déjà là. Un monde sans limites, où seuls ceux qui embrassent l’instabilité peuvent espérer gouverner. Et où la seule chose plus dangereuse que l’inaction, c’est de ne pas comprendre le théâtre dans lequel on joue.