Ce 13 avril, en début d’après-midi, les salons de l’Hôtel de Brienne bruissent d’une tension calme. Sous le regard de Lazare Carnot, les dossiers s’échangent, les téléphones vibrent, les silhouettes ministérielles glissent dans un ballet bien rôdé. Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, s’apprête à rejoindre Athènes pour renforcer un partenariat qui dépasse les logiques d’armement : celui qui lie la France et la Grèce dans une lecture partagée des menaces régionales, de la souveraineté européenne, et de la nécessité de bâtir une base industrielle de défense crédible.
Dans l’avion ministériel, aux côtés du député et ex-ministre délégué aux anciens combattants Jean-Louis Thieriot et d’un cabinet jeune mais aguerri, l’ambiance est studieuse. Le programme sera dense, concentré, exigeant.

Une alliance enracinée dans l’Histoire
Lundi matin, au ministère grec de la Défense, les honneurs militaires précèdent l’hymne national, entonné avec solennité par les militaires en présence. La cérémonie donne le ton : ici, le cérémonial n’est pas formel, il est mémoire.
L’axe franco-grec s’ancre dans une tradition stratégique ancienne, nourrie par une fraternité politique et militaire qui remonte au moins à 1974. Dans les couloirs du ministère, un diplomate évoque les « trente Grecs engagés dans les Forces françaises libres » comme un rappel des fidélités historiques. Et l’épisode du Courbet, en 2020, a ravivé cette solidarité en Méditerranée orientale, face aux comportements agressifs de la Turquie.
Lors de la conférence de presse, le ministre grec Nikos Dendias martèle que la France est « un allié indéfectible », appelant à « bâtir un avenir plus fort, plus prospère ». Sébastien Lecornu lui répond sur un registre exigeant : « Il est important de faire vivre ce partenariat » tout en précisant que les ventes d’armement ne sont pas une fin en soi. « Je ne suis pas le VRP, ni de l’État, ni des industriels, mais de la relation entre États. »
Et d’ajouter : « Ce qui rassemble aussi la France et la Grèce, c’est le fait que nous sommes de grandes nations maritimes. » Une phrase lourde de sens à l’heure où Athènes prévoit d’investir 25 milliards d’euros dans sa défense à entre 2025 et 2037.
La priorité grecque est claire : la Turquie reste au cœur de ses préoccupations stratégiques. « Ils regardent à 170 % vers l’Est », glisse un diplomate, « et sont de plus en plus inquiets des dynamiques au sud, notamment en Syrie et en Libye ».

De la mer Égée à l’océan Indien, la preuve par l’action
L’étape suivante se joue sur le pont de la frégate Alsace, à quai au Pirée. Commandée par le commandant Jérôme Henry, la FREMM (frégate multi-missions) revient d’une mission exceptionnelle, entre la mer Rouge, le golfe d’Aden et l’océan Indien.
Engagée dans la mission européenne ASPIDES, l’Alsace a escorté les navires civils menacés par les attaques Houthis, dans un environnement d’une intensité inédite. Drones suicides, missiles balistiques : « Une violence désinhibée, surprenante et très importante », résumait le commandant Henry dans les colonnes du Figaro en 2024. Son équipage avait dû faire feu à de nombreuses reprises : canon de 76 mm, mitrailleuse de 12,7, hélicoptère Panther… et surtout le missile Aster, qui a connu son baptême du feu.

Mais ce déploiement ne se résume pas à la mer Rouge. Il s’inscrit dans Clemenceau 25, mission structurée en trois actes : défense de l’Europe en Méditerranée, projection de puissance dans l’océan Indien, et renforcement de l’interopérabilité dans l’Indopacifique. Des exercices conjoints ont été menés avec les marines des Philippines, de Singapour, de la Malaisie. Le groupe aéronaval (GAN), centré sur le porte-avions Charles De Gaulle, a pris part à LA PEROUSE 25 puis à PACIFIC STELLER, aux côtés des États-Unis et du Japon. Une démonstration de cohérence stratégique autant que de présence durable.
Au poste de commandement de l’Alsace, Sébastien Lecornu prend aussi le temps d’échanger avec les jeunes mousses. Il s’enquiert de leurs parcours, de leurs sensations en mission, de cette vie de marin faite de veille, de tension et de fierté – parce qu’avant les « retours d’expérience » (RETEX), il y a toujours des visages.
Sur le quai du Pirée, la FREMM française n’est donc pas seulement une vitrine, mais un symbole : celui d’une marine française qui agit. Comme le dit le ministre : « On ne peut pas être déconnecté de la sécurité du canal de Suez, du détroit d’Ormuz et de Bab el-Mandeb. »

Frégates, missiles, VBCI : l’industrie au cœur de la coopération franco-grecque
En conférence de presse, aux côtés de son homologue hellénique, Sébastien Lecornu posait la doctrine : « Ce sont les besoins politiques et opérationnels qui donnent le besoin industriel. » Loin des discours abstraits, la visite se traduit par des engagements concrets.
Un contrat a été signé pour 16 missiles Exocet MM40 B3, dernière génération, capables de voler à deux mètres au-dessus des flots. Une arme redoutable, conçue pour résister aux brouillages et frapper juste. La Grèce équipe déjà ses futures FDI (frégate de défense et d’intervention) avec ces missiles. Trois sont en cours de construction, et l’option pour une quatrième se précise.
Naval Group a déposé une offre pour trois FDI supplémentaires, construites localement. Et déjà, à Salamis, les blocs de frégates sont produits à l’heure, par un tissu de PME grecques épaulées par des transferts de savoir-faire français. « La filière Naval Group ne demande qu’à grandir ici », déclare Lecornu.

Sur le chantier de Salamis Shipyards, le ministre retient un instant un jeune salarié français de Naval Group. Il s’intéresse à son expérience en Grèce, à ses impressions de terrain, prend le temps d’un échange direct – attentif à ce que vivent ceux qui, concrètement, font vivre la coopération industrielle.
Au-delà du naval, la coopération terrestre prend de l’ampleur. Depuis 2021, KNDS France propose à l’armée grecque le VBCI Philoctète, en hommage au héros archer de la guerre de Troie. Une version équipée d’une tourelle de 40 mm et de missiles Akeron, capable de rivaliser avec les standards les plus modernes.
Le projet avance : après une première offre de 120 véhicules d’occasion, KNDS a annoncé début avril un partenariat stratégique avec METLEN Energy & Metals pour les produire localement. Un transfert de savoir-faire rare, centré sur la soudure sous protection, déjà pratiquée à Volos sur les chars Leopard 2. En face, le projet concurrent porté par Rafael (Israël) prévoit la modernisation de 500 M113. Moins cher, plus simple. Mais l’ambition grecque est ailleurs : doter son armée d’équipements modernes, autonomes, et fabriqués localement.
La Grèce change de paradigme. Longtemps importateur pur, elle veut désormais produire, maintenir, innover. Le plan « bouclier d’Achille » ne vise pas seulement à acquérir un dôme de protection aérienne : il engage l’industrie grecque dans une trajectoire souveraine.
Le Centre hellénique pour la défense et l’innovation (ELKAK) multiplie les appels à projets. Selon le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis, « une défense nationale forte est la base de la prospérité économique. Sans un environnement sécurisé, la Grèce ne peut pas connaître de croissance ni de cohésion sociale ». Il a également précisé que la « stabilité économique est essentielle pour financer la défense », et que l’économie grecque doit être soutenue par un cadre national sécurisé. Le SAMPT/NG, système de défense sol-air européen co-développé par la France et l’Italie, fait partie des propositions françaises, dans un timing qui coïncide avec les ambitions grecques en matière de défense antimissile.

Une alliance solide, nourrie par l’action et la confiance
Athènes n’est plus seulement un théâtre de l’Histoire. C’est un laboratoire de la souveraineté européenne. En quelques heures de visite, Sébastien Lecornu a donné à voir une politique de défense articulée, cohérente, où la diplomatie, l’engagement militaire et l’industrie s’entrelacent.
Autour de lui, ses conseillers – jeunes, précis, loyaux – enchaînent les séquences sans fléchir. Dans l’avion du retour, les réunions reprennent déjà. À l’horizon : Washington. Mais la leçon grecque demeure.
Dans ce partenariat stratégique en acte, rien n’est abstrait : tout procède du concret, des engagements partagés, des équipements livrés, des navires escortés, des usines mobilisées. Et pourtant, derrière ces gestes politiques et industriels, il y a une idée plus vaste, un dessein continental. Comme le rappelait le général de Gaulle à Athènes, en 1963 : « Faire l’Europe, voilà donc notre mission à nous autres, voilà donc la mission à laquelle l’ombre de l’Acropole nous convie. »
