Il y a des symphonies que l’on reconnaît dès les premières notes, et celle du rachat industriel en est une que la France joue en boucle. Le scénario est connu : une entreprise stratégique vacille, un acquéreur étranger surgit, des promesses d’investissements fusent comme des feux de Bengale. Puis, lentement, inexorablement, les brevets s’évaporent, les centres de décision migrent, et Paris découvre qu’il ne contrôle plus rien.
LMB Aerospace, dernier acte d’une pièce mille fois jouée. Avant elle, Alstom, Technip, Exxelia… Une litanie de pertes sèches, maquillées en transactions rationnelles, avalisées par une naïveté économique qui confine à la complaisance. Pendant que la France ergote sur les vertus du libre-échange, les États-Unis ont acheté 1 570 entreprises tricolores depuis 2014, pour 132 milliards de dollars. Un pillage à peine déguisé.
Le piège est d’autant plus efficace qu’il se drape des atours du pragmatisme. Ici, on nous vante la rationalisation des capitaux, là, la fluidité des échanges. Ce qu’on oublie de dire, c’est que l’ITAR, ce corset juridique américain, transforme chaque boulon tricolore en otage de Washington. Il suffit d’un composant classé sensible pour que la France perde tout droit de vendre ses propres armes. Le missile Scalp, retenu pour l’Égypte, n’a pas été bloqué par une négociation maladroite, mais par une prise d’otage légale. L’arme absolue du XXIe siècle n’est plus le tank, c’est la signature d’un contrat (lawfare).
Quand les fonds souverains manquent à l’appel
La riposte existe, embryonnaire. Weinberg Capital Partners et Tikehau Capital mènent une guérilla financière, rachetant ce qui peut encore l’être avant que le vortex anglo-saxon – avec un dragon chinois en embuscade – ne l’absorbe. Des bastions comme Durandal Capital et SouvTech Invest se forment. Mais ces initiatives, bien que louables, restent dispersées et manquent d’une véritable coordination stratégique.
Depuis vingt ans, la France parle de fonds souverains comme d’un mirage, pendant que la Chine joue au go avec ses industries et que les États-Unis ferment leurs marchés au nom de la sécurité nationale. Paris, lui, continue de serrer des mains à Davos, expliquant qu’une économie ouverte est une économie prospère. Peut-être. Mais à une condition : encore faut-il en fixer les règles.
La conquête des marchés et des technologies a pris la place des anciennes conquêtes territoriales et coloniales. Nous vivons désormais en état de guerre économique mondiale, et il ne s’agit pas seulement d’une récupération du vocabulaire militaire. Le conflit est réel, et ses lignes de force orientent l’action des nations et la vie des individus. — Bernard Esambert, La Guerre économique mondiale (1991).
Le pire, c’est que l’histoire a de la mémoire. Dix ans après Alstom, le nom de ses turbines refait surface dès qu’un dossier brûlant apparaît. La droite et la gauche s’entre-déchirent sur le degré de protectionnisme à adopter, mais l’ennemi avance méthodiquement. Un chiffre en dit long : les Français ont investi 232 milliards aux États-Unis, soit cent milliards de plus que les Américains en France. La différence ? Là où Washington verrouille ses infrastructures, Paris collectionne les rachats d’enseignes de luxe et d’agroalimentaire. Il y a les acquisitions de prestige et celles qui permettent de fixer les règles du jeu.
ITAR, CFIUS, SISSE : asymétries dans la guerre économique
Depuis 2017, la France a renforcé son contrôle des investissements étrangers. On bloque, on examine, on impose des “golden shares”, et pour la première fois, Paris contrôle plus d’acquisitions que Washington lui-même. Mais l’agitation ne fait pas une doctrine. Bercy joue au pompier alors qu’il faudrait bâtir une armée. On laisse passer un dossier, on s’enflamme pour un autre, on improvise. À Washington, le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (CFIUS) verrouille ce qu’il veut. À Pékin, on finance les géants de demain. La France, elle, oscille entre panique et passivité.
Pourtant, l’arsenal législatif existe. Le décret Arnaud Montebourg de 2014 a élargi les pouvoirs de l’État pour bloquer les rachats étrangers dans les secteurs stratégiques, de l’énergie à la défense. Mieux encore, le SISSE (Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Économiques) veille à détecter ces menaces en amont, coordonnant la riposte française. N’oublions pas le travail de la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) qui “est de déceler puis d’entraver les menaces visant les armées et les entreprises en lien avec la défense“. Et pourtant, malgré ces dispositifs, des entreprises cruciales continuent de passer entre les mailles du filet, faute d’une doctrine industrielle claire et assumée.
La réalité, c’est qu’il ne suffit pas de surveiller, il faut anticiper, et surtout, investir massivement. Sans capital souverain, ces garde-fous ne sont que des digues de sable face à la marée montante du capital anglo-saxon.
L’Europe n’a pas de stratégie dans la guerre économique mondiale. — Ali Laïdi (2021)
Mais les fonds souverains ne suffiront pas. L’erreur française a longtemps été de penser que seul l’État pouvait assurer la protection de son industrie. C’est oublier que la puissance économique ne repose pas uniquement sur des financements publics, mais aussi sur des capitaux privés mobilisés avec une vision stratégique.
Aux États-Unis, Blackstone, KKR, Carlyle jouent un rôle aussi crucial que le gouvernement dans la préservation des intérêts nationaux. En France, le capital-investissement reste trop souvent un acteur passif, cherchant la rentabilité à court terme plutôt que l’ancrage industriel. Il est urgent de créer une véritable alliance entre l’État et les investisseurs privés, où les capitaux nationaux ne fuient pas à la première offre venue, mais participent activement à la consolidation de nos filières stratégiques. Sans cette complémentarité, toute politique de souveraineté restera bancale.
Du marché à la puissance : la France entre deux modèles
Et c’est là que l’affaire LMB Aerospace interpelle. Non pas parce qu’un fonds américain s’apprête à rafler une nouvelle entreprise stratégique, mais parce que cette fois, c’est Tikehau lui-même qui organise la cession. Tikehau, pourtant présenté comme l’un des remparts contre la prédation étrangère, choisit aujourd’hui de se délester d’un actif industriel critique.
Et ce cas n’est pas isolé. Le sous-traitant aéronautique Figeac Aéro s’apprête lui aussi à changer de pavillon. Après avoir traversé la tempête du Covid, le groupe voit enfin son horizon s’éclaircir, avec une prévision de croissance de 50 % d’ici 2028. Mais alors que le marché repart, le fonds ACE Aéro Partenaires, géré par Tikehau, s’apprête à céder ses parts. L’acquéreur pressenti n’est autre que le conglomérat indien Mahindra, déjà actif dans l’aéronautique. Une opération qui pose une nouvelle fois la question du contrôle de la supply chain française.
L’Inde est un partenaire stratégique, un très bon client de notre industrie de défense, mais les logiques industrielles dépassent les considérations diplomatiques. Qui garantira que l’intégration de Figeac Aéro ne signera pas, à terme, un transfert de compétences hors de France ? Qui assurera que les décisions stratégiques ne seront pas dictées par une logique de “Make in India”, qui privilégiera progressivement la production sur le sous-continent plutôt que sur le territoire national ?
[…] ce monde nouveau n’est pas que schumpéterien. Il ne se réduit pas à une vie ‘organique’ où des structures meurent tandis que d’autres naissent, où des entités croissent tandis que d’autres déclinent. Il n’est pas seulement économique, mais aussi politique : il mobilise des acteurs, de l’argent public, une concurrence féroce où la puissance publique fait feu de tout bois pour accompagner ses champions ou ses équipes. Un monde aussi où la dimension de déclassement n’est pas qu’économique, mais dans sa dimension technologique amène une perte plus profonde de souveraineté. Un monde, donc, où la question de la sécurité, celle de la dépendance, ne se joue pas que dans la disponibilité des cachets d’aspirine, mais dans la capacité à se projeter vers l’avenir. — Élie Cohen, Souveraineté industrielle : Vers un nouveau modèle productif (2022)
La question n’est pas de juger un choix d’investisseur, mais de comprendre qui reprendra LMB et Figeac Aéro et sous quelles conditions. Qui garantira que ces technologies ne tomberont pas sous influence étrangère ? Qui s’assurera que ces opérations ne reproduisent pas le scénario bien connu d’un rachat qui, sous couvert de synergies et d’investissement, finit en transfert de savoir-faire hors de nos frontières ?
Il est impératif que les équipes de Bercy et du ministère des Armées prennent ces dossiers à bras-le-corps, appliquent les outils de contrôle existants et, si nécessaire, opposent un veto clair. L’industrie de défense et l’aéronautique ne peuvent être de simples marchés où les capitaux entrent et sortent sans stratégie nationale. Il en va de la cohérence de notre politique de souveraineté.
Alors, marché ou puissance ? La question est là. Elle n’est pas dans les postures idéologiques mais dans une réalité brutale : celui qui ne protège pas son industrie finit par travailler pour celle des autres. Reste à savoir si nous aurons, un jour, l’audace de changer de partition.
Conseils de lecture :
Étude : Vers une guerre des normes ? Du lawfare aux opérations juridiques / Amélie Ferey (Ifri)
Rapport parlementaire : Rapport relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères (2023) par les députés Constance Le Grip et Jean-Philippe Tanguy.